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title: "Le livre : fonctions, concept et modes de production"
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Comment définir le livre ?
Le livre a une longue histoire faite de nombreux écrits qui le racontent et le définissent.
Le livre est autant objet que sujet, il se décrit lui-même.
Ces définitions du livre convergent vers un point qui nous intéresse plus particulièrement : son lien avec la technique et plus précisément avec ses modes de conception, de fabrication et de production.
À partir d'approches pluridisciplinaires, que ce soit en histoire, en littérature ou en étude des médias, nous établissons une définition du livre en tant que concept, et objet ou influence des évolutions techniques.


### 1.1.1. Le livre comme fonctions et comme concept

En 1964 l'Unesco donne une définition du livre particulièrement synthétique qui tient en une phrase, rapportée par Émile Delavenay dix ans plus tard :

{{< citation ref="delavenay_pour_1974" page="9" >}}
[Le livre] […] est une publication non périodique imprimée contenant au moins 49 pages, pages de couverture non comprises.
{{< /citation >}}

_Publication_, _non périodique_, _imprimée_ et _un nombre de pages minimum_ sont les quatre caractéristiques les plus élémentaires du livre, listées par l'Unesco, qui, en tant qu'organisation mondiale, est à même de proposer une définition qui peut être considérée comme universelle.
La distinction est d'emblée faite avec des objets moins épais, comme les brochures dont le nombre de pages peut être inférieur aux 49 pages données ici comme minimum, ou encore avec d'autres objets éditoriaux comme les revues, par définition _périodiques_.
Le livre est donc un objet clos, dans le temps puisqu'il est non périodique et dans l'espace avec un nombre de pages requis, et disposant de dimensions spécifiques et reproduit en de multiples exemplaires.
Les perspectives de recensement, de classement et de conservation des livres prennent une place importante ici, le livre doit être un objet identifiable.
Mais ce que dit surtout l'ouvrage cité plus haut, en 1974, c'est le _rôle_ du livre : un support de transmission et de conservation dont le contenu peut être divers, et dont les conditions de production et de diffusion sont pour cela déterminantes.

Albert Labarre donne quant à lui trois _notions_ essentielles du livre, qui peuvent être entendues comme des _fonctions_ :

{{< citation ref="labarre_histoire_1970" page="3" >}}
Pour définir le livre, il faut faire appel à trois notions dont la conjonction est nécessaire : support de l'écriture, diffusion et conservation d'un texte, maniabilité.
{{< /citation >}}

Si l'écriture est entendue ici comme une suite de signes graphiques représentant une langue, l'écriture peut être plus largement considérée comme toute sorte d'inscriptions destinées à délivrer une information — les domaines de l'illustration ou du code peuvent par exemple être compris dans cette considération à partir du moment où il y a une syntaxe (graphique, sémantique ou fonctionnelle).
Il s'agit bien de transmettre une information, la diffusion est un point essentiel quant à la nature de cet objet.
Une précision est faite pour écarter d'autres supports de l'écriture, il y a livre s'il y a édition {{< cite "labarre_histoire_1970" "4" >}} — nous abordons plus longuement la définition de l'édition par la suite{{< renvoi chapitre="2" section="1" >}}.
Pour qu'il y ait diffusion il faut qu'il y ait conservation : le livre est d'abord un système de stockage d'informations.
Qu'il s'agisse d'une tablette d'argile, d'une feuille de papier ou d'un disque magnétique, l'information est inscrite, stockée et conservée, pour pouvoir être transmise.
Albert Labarre parle aussi d'un objet "maniable", qui différencie le livre d'autres supports trop volumineux pour être déplacés, stockés ou partagés facilement.
Enfin, le contenu du livre s'avère être d'abord du texte, une suite de signes constituant un écrit.
Il n'est pas possible, aujourd'hui, de réduire le livre à une aporie, le vingtième siècle a par exemple vu surgir des démarches éditoriales très éloignées du texte, que ce soit des livres illustrés, la bande dessinée, les livres d'artistes ou encore des livres (objets) concepts.
Nous ne détaillons pas cette liste, mais il faut noter que le concept de _livre_ est d'autant plus difficile à cerner avec ses contenus et ses formes multiples, il en est de même depuis l'émergence du numérique{{< renvoi chapitre="3" section="2" >}}.

Le livre serait donc l'ensemble des conditions de circulation de la connaissance, voire de toute information qui nécessite d'être conservée, selon des considérations situées entre le quinzième et le vingtième siècle.
Nous n'abordons pas ici le livre manuscrit qui a une histoire longue, nous nous concentrons sur les conditions de fabrication de l'objet imprimé puis numérique.
Entre les débuts de l'imprimerie à caractères mobiles et l'émergence d'Internet et du Web, le livre est cet objet imprimé qui permet d'inscrire et de transmettre le savoir, de raconter des histoires, de construire le monde des idées, ou d'enseigner.
Ainsi, pendant cette période, les conditions de fixation puis de diffusion de toute connaissance semblent pouvoir être réduites à une suite de spécifications techniques : type de papier, nombre de pages, taille du texte, couleurs des illustrations, type d'impression, poids et dimension de l'objet, etc.
Plusieurs de ces paramètres changent considérablement la façon dont l'objet livre est diffusé ou perçu, que ce soit les supports eux-mêmes, ou leurs formes comme nous le voyons dans une section suivante{{< renvoi chapitre="1" section="2" >}}.
Mais ces spécificités dépendent aussi des techniques de production : un livre ne peut évidemment pas être diffusé de la même façon si sa fabrication a été réalisée selon des techniques comme l'impression à caractères mobiles (ou impression typographique), l'impression offset ou plus récemment l'impression numérique.
Ces considérations techniques sont à nouveau posées au contact de l'informatique puis du numérique.

Le numérique redéfinit le livre, notamment avec des formes et des formats aussi divers que le PDF, l'EPUB ou la page web, remettant en cause jusqu'à la page — pourtant centrale dans la première définition présentée ci-dessus.
C'est ce qu'affirme Roger Chartier dès 1992, alors que l'informatique personnelle émerge et que le Web est encore marginal.
Dans _L'ordre des livres_ {{< cite "chartier_ordre_1992" >}} il est question de la difficulté de "cerner" le livre.
Quelles que soient les époques, Roger Chartier établit que cet objet n'est pas singulier mais pluriel.
Au vingt-et-unième siècle une question surgit alors : si le livre n'est plus imprimé mais enregistré sur des espaces de stockage comme des disques durs, est-il encore un livre ?
Il faut bien s'accorder sur une nouvelle définition, ne réduisant pas le livre à un seul type d'artefact.
Cette production humaine est mouvante, peut-être immuable, mais profondément changeante et reconfigurée à mesure que les dispositifs techniques qui lui donnent vie évoluent eux aussi.
La prise en compte du numérique nous oblige à déplacer notre regard.
Ainsi les trois fonctions établies par Albert Labarre ne suffisent plus pour circonscrire un objet complexe désormais concerné par les bouleversements induits par le numérique.

{{< citation ref="borsuk_book_2018" page="xiii" >}}
[…] the book is a fluid artifact whose form and usage have shifted over time under numerous influences: social, financial, and technological.
{{< /citation >}}

Amaranth Borsuk propose une définition du livre en distinguant quatre aspects, ou quatre approches par lesquelles le livre peut être défini : l'objet, le contenu, l'idée et l'interface.
En ne se focalisant pas sur le texte ou sur la question de l'imprimé, elle donne une définition contemporaine du livre et analyse cet objet complexe tout en prenant en compte le numérique.
En proposant ces quatre axes, Amaranth Borsuk décrit certaines fonctions similaires de celles d'Albert Labarre tout en effectuant un décentrement nécessaire : le livre est un support de contenu, un objet qui est une interface de lecture mais aussi une représentation sociale partagée.

Ainsi le livre est d'abord un objet, c'est un support de stockage de données.
Si le contenu d'un livre nécessite une forme, l'écriture elle-même et le livre dépendent des choix technologiques liés au support.
Cet objet complexe nécessite des processus de conception et de fabrication adaptés au type de contenu, et donc aussi à l'usage qui est fait du livre.
Ce contenu a justement fortement évolué depuis l'invention de l'imprimerie à caractères mobiles : le premier livre publié par Gutenberg est une Bible, suivie par des textes religieux ou théologiques, puis érudits et encyclopédiques, jusqu'à une longue période de textes littéraires de natures diverses.
Ensuite le livre est une idée, pour Amaranth Borsuk la représentation sociale du livre est conceptuelle.
Cela se vérifie d'autant plus aujourd'hui où un même contenu peut être proposé sous la forme d'un fichier PDF, d'un livre de poche ou d'un grand format imprimé.
Si ce qui est inscrit dans le livre est identique quel que soit le format, ce dernier influe sur sa circulation et sur sa perception.
Ce média est aussi détourné comme un objet artistique à part entière, devenant une œuvre d'art avec les livres d'artiste débutés au vingtième siècle {{< cite "drucker_century_2004" >}}, notamment grâce à l'amélioration des procédés de fabrication et des expérimentations conjointes entre artistes, éditeurs et éditrices, et imprimeurs.
Enfin, le livre est une interface.
Pour reprendre les mots d'Amaranth Borsuk, "il est essentiellement une interface par laquelle nous rencontrons des idées" {{< cite "borsuk_book_2018" "197" >}}.
Nous accédons à de l'information via cette interface, que ce livre soit en papier, affiché sur un écran à encre électronique tenu dans la main ou sur un écran d'ordinateur portable.

{{< definition type="definition" intitule="Livre" id="livre" >}}
Le livre est un artefact éditorial clos, il est le résultat d'un travail d'écriture et d'édition, de création ou de réflexion, un objet physique (par exemple imprimé) ou numérique (un fichier ou un flux) maniable voir malléable.
Le livre est un concept, il donne lieu à des recherches et des théories spécifiques, il est également un champ d'études lié à l'histoire, la sociologie, les sciences de l'information ou la bibliothéconomie.
C'est un objet qui délimite un texte, dont la forme et le format sont pluriels.
Il s'agit d'un artefact produit selon des procédés complexes qui évoluent depuis plusieurs siècles.
Le livre est une interface, pour reprendre l'expression d'Amaranth Borsuk, c'est un média qui permet d'inscrire et de transmettre des idées.
Le livre est un objet technique, son existence même dépend de la façon dont il est conçu, fabriqué, produit et reproduit.
{{< /definition >}}

Les quatre axes que développe Amaranth Borsuk dans _The Book_, accompagnés de nombreux exemples, viennent compléter les fonctions abordées par Pascal Labarre, nous permettant de définir le livre selon ses conditions d'émergence et en prenant en compte ses évolutions.
Ce sont justement les évolutions de cet objet technique qui doivent désormais être analysées, depuis les origines de l'impression jusqu'à des formes actuelles dans un contexte où le numérique a une place prépondérante.


### 1.1.2. Évolution des procédés techniques de reproduction

Nous explorons ici le lien entre l'histoire du livre et la technique, l'évolution des modes de reproduction imprimée ayant directement influencé les conditions d'existence de la connaissance et de sa diffusion.
De l'impression typographique à l'impression à la demande, nous constatons que les procédés de production ont modifié le livre en tant qu'objet mais aussi en tant que concept.
Le temps ou le coût nécessaires à l'aboutissement d'un document paginé et relié ont grandement évolué, permettant une diversité d'initiatives éditoriales tant industrielles qu'artisanales.

Qu'est-ce que nous entendons par _technique_, et plus particulièrement appliquée au livre ?
La technique correspond aux procédés nécessaires à la réalisation d'une activité spécifique, en l'occurrence ici l'édition ou la publication, activité que nous divisons en trois étapes : conception, fabrication et production.
Définir la conception, la fabrication et la production nous permet d'appréhender la technique dans le champ du livre et de l'édition.
La conception du livre est l'étape qui consiste à définir les propriétés de l'objet, ainsi que l'agencement du contenu _dans_ cet objet.
La fabrication est la réalisation pratique de cette conception, elle passe par l'invocation de procédés techniques spécifiques en vue d'obtenir un objet.
Ce qui résulte de la fabrication est un exemplaire _prototype_, il permet de définir un modèle pour une production en plus grand nombre.
Si les questions de diffusion peuvent être prises en compte dès la conception, elles ne sont réalisées que par la production.
La production est le fait de générer un certain nombre d'exemplaires du livre, il s'agit en effet de répondre à un objectif précis de diffusion.
Pour arriver à cette fin, différentes méthodes peuvent être utilisées, qui varient notamment en fonction de l'ampleur de la diffusion — par exemple si un grand nombre d'exemplaires doit être produit.
La fabrication et la production sont des étapes parfois confondues, nous les différencions pour appuyer une distinction importante : mettre en place les outils nécessaires à la création d'un artefact est différent de produire cet artefact en plusieurs exemplaires de façon répétée et organisée.

Ces trois _étapes_, bien que distinctes, sont imbriquées : la conception est pensée comme précédant — dans le temps et de façon logique — la fabrication ou la production ; il ne peut pas y avoir de fabrication ou de production sans conception ; enfin, la fabrication est la condition de la production.
La fabrication de l'objet livre peut être une forme de preuve de concept, nécessaire avant un passage à une échelle plus large avec la production, néanmoins la fabrication peut se limiter à elle-même, comme choix de ne créer qu'un seul exemplaire d'un livre.
La technique, dans le cas du livre et de l'édition, est l'ensemble de ces procédés ainsi que leur organisation et leur relation, en vue d'obtenir un objet, un artefact transmissible et diffusable.

L'impression typographique est une technique de fabrication et de production du livre qui a permis une plus grande et une plus rapide diffusion du livre, il s'agit d'un dispositif technique qui a modifié en profondeur le livre.
Au quinzième siècle, Gutenberg — humaniste, inventeur et entrepreneur de son époque — est parvenu à réunir plusieurs facteurs pour donner naissance à l'impression à caractères mobiles en plomb, après d'autres inventions dont il a sans doute eu connaissance ou qui ont été concomitantes.

{{< citation ref="borsuk_book_2018" page="65" >}}
Though popularly considered the “inventor” of printing, many of the technologies Gutenberg used were already in existence by the time he set up shop. His great achievement lay in bringing these technologies together, perfecting them, and persuading others to fund his vision.
{{< /citation >}}

Si ailleurs des techniques d'impression similaires étaient déjà en place {{< cite "sordet_histoire_2021" "171-182" >}}, la force de l'invention de Gutenberg, en Europe, est surtout d'avoir réuni les éléments nécessaires à cet achèvement et d'être parvenue à convaincre son époque.

Cette technique d'impression peut-elle être considérée comme le déclencheur d'une _révolution_ ?
Les bouleversements sociaux, culturels et économiques suscités par la technique d'impression à caractères mobiles sont si importants qu'ils sont souvent considérés comme tels.
Nous réfutons cette position pour constater qu'il s'agit d'une évolution longue, cette analyse est nécessaire pour mieux appréhender les changements liés à la technique, faits de nombreux mécanismes imbriqués et non de ruptures nettes.
L'imprimerie typographique met par exemple plusieurs dizaines d'années à remplacer le processus de reproduction des livres qui l'a précédée, le système de copie manuelle de manuscrits est alors assuré par un réseau de copistes.
L'impression à caractères mobiles accélère inéluctablement et grandement cette faculté de produire de multiples exemplaires d'un même livre.
Si le procédé d'impression à caractères mobiles est mécanique, la composition typographique, nécessaire pour former les pages des livres avec l'invention de Gutenberg, est encore un travail manuel.
Cette composition typographique est basée sur la typographie — le fait de ne plus dépendre d'un dessin manuel des lettres pour reproduire des textes —, qui elle-même est déjà une forme de mécanisation.
Pour Marshall McLuhan il s'agit en effet de "la première mécanisation d'un travail manuel" {{< cite "mcluhan_galaxie_1962" "278" >}}.
Cette décomposition du procédé technique d'impression à caractères mobiles permet de comprendre qu'il ne s'agit pas d'un ensemble uniforme mais d'un assemblage d'inventions ayant chacune des répercussions diverses — les prémisses de la mécanisation avec la typographique, et un travail manuel avec la composition typographique.

L'emballement et l'accélération des moyens de production de la connaissance qui suivent l'invention de l'impression typographique ont été étudiés en profondeur, et notamment dans un ouvrage majeur, _The Printing Press as an Agent of Change_ d'Elizabeth Eisenstein.
Dans ce travail — une recension importante de l'évolution de la production et de la diffusion du savoir en Europe à partir du quinzième siècle — la chercheuse insiste sur ce qu'elle nomme la "révolution inaperçue" {{< cite "eisenstein_printing_1979" "3-42" >}}.
Si ce terme de "révolution", déjà initié dans les années 1960 {{< cite "escarpit_revolution_1965" >}}, est ensuite largement utilisé dans les études du livre et de l'édition à partir des années 1980 {{< cite "sordet_histoire_2021" "706-707" >}}, nous considérons toutefois qu'il est plus pertinent de parler d'_évolution_.
Henri-Jean Martin souligne les nombreuses continuités formelles entre des modes de reproduction manuscrits et typographiques, le titre de son livre avec Louis Febvre marque cette position forte, avec le terme d'"apparition" plutôt que celui de "révolution" {{< cite "febvre_apparition_1957" >}}.
Il est bien question d'un glissement, les ruptures étudiées ne sont pas si nettes lorsqu'il s'agit du livre et de ses modes de production, même si l'expression de "révolution industrielle" est utilisée pour qualifier la situation économique globale qui a suivi.
Dans le prolongement de cette volonté d'analyser le changement dans les modes de production des livres avec un plus grand recul, Anthony Grafton répond à l'imposant travail d'Elizabeth Eisenstein pour préciser que cette _révolution_ est plutôt une évolution lente sur différents plans {{< cite "grafton_importance_1980" >}}.
Il souligne notamment le fait que certains points sont injustement amplifiés et ne donnent pas une bonne représentation de la réalité.
Par exemple il insiste sur le fait que les lieux d'édition-impression du seizième siècle n'étaient pas des salons de discussion intellectuels, en raison du bruit qui y régnait et de leur saleté, ou encore que ces dispositifs de production n'ont pas immédiatement changé les modes d'écriture des auteurs et des autrices.
La production du savoir a été profondément modifiée par l'invention technique de l'impression typographique, qui introduit une mécanisation avec la typographie et permet d'entrevoir une industrialisation en cours, à laquelle le livre et l'édition ont participé.

Bien après l'impression typographique de Gutenberg, des procédés mécaniques puis industriels accélèrent encore la production de livres et élargissent sa diffusion, bouleversant l'organisation des structures d'édition.
Des procédés à la fois manuels et mécaniques sont utilisés jusqu'au début du vingtième siècle, tous inspirés de la presse typographique, le processus consistant à encrer une composition typographique puis à la presser contre une feuille de papier.
Plusieurs éléments sont mécanisés, d'abord l'étape de l'encrage avec l'utilisation d'une rotative — alimentée par la vapeur —, il ne s'agit plus d'imprimer feuille par feuille mais une bande de papier continu.
C'est le domaine de la presse écrite — à comprendre ici comme les journaux imprimés — qui a profondément accéléré l'évolution de ces techniques.
Ensuite l'étape de la composition est elle aussi mécanisée, avec la création de la Linotype puis de la Monotype.
Ces deux inventions ont en commun de rassembler au sein d'une même machine des étapes longues et laborieuses jusqu'ici effectuées manuellement dans un atelier : le remplissage d'une casse à la main nécessitant plusieurs personnes et plusieurs corps de métiers.
L'image d'Épinal des débuts de l'imprimerie est ainsi déconstruite, et l'organisation des espaces de production du livre est modifiée : les phases de composition (conception et fabrication) et de production sont désormais séparées.

Ces processus mécaniques évoluent pour réduire le temps d'impression, pour produire plus rapidement un plus grand nombre d'exemplaires.
Avec la première révolution industrielle une nouvelle organisation se met en place, organisation centrée sur la capacité à produire plus et plus vite.
De cela ne dépendent pas que les progrès techniques d'impression, mais aussi la matière première pour produire des livres ou des documents imprimés.
Ainsi pendant le dix-neuvième siècle la tension économique concerne toute la chaîne de production, y compris le papier.
Albert Labarre souligne à ce titre les relations entre les techniques d'impression et les techniques de fabrication du papier : "l'abondance du papier était inutile si la presse n'était pas améliorée, et réciproquement" {{< cite "labarre_histoire_1970" "105" >}}.
L'industrialisation du livre est une industrialisation globale, permise par des moyens techniques qui évoluent constamment et qui modifie d'abord l'organisation et les métiers nécessaires à la production des livres.

Parmi les techniques d'impression, l'offset est déterminante quant aux enjeux économiques de production, de diffusion et de vente du livre.
Apparue au vingtième siècle, la technique d'impression offset permet de produire facilement un plus grand nombre d'exemplaires, avec une qualité d'impression élevée.
Ce procédé consiste à transférer indirectement de l'encre sur du papier via un système de rouleaux {{< cite "martin_imprimerie_1985" "87-96" >}}, procédé hérité de la lithographie — une technique artisanale utilisée à partir du dix-huitième siècle.

{{< figure type="figure" src="martin-imprimerie-01.jpg" legende="Illustration d'une presse offset extraite de l'ouvrage de Gérard Martin" >}}

Utilisée dès le début du vingtième siècle, cette technique est améliorée continuellement, notamment pour s'adapter à la photocomposition puis au numérique.
L'impression offset est encore utilisée au vingt-et-unième siècle, désormais presque exclusivement avec une préparation via l'informatique, permettant de gagner du temps sur la gravure des plaques des rouleaux.
Cette technique d'impression offre une grande qualité et un coût de production assez bas pour tout tirage dépassant un certain nombre d'exemplaires — le temps de réglage des machines est amorti dès 500 exemplaires environ.
Par exemple pour un objet éditorial classique, comme un livre imprimé en quadrichomie, et dont le nombre d'exemplaires dépasse le millier, alors l'impression offset est un choix plus judicieux qu'une impression numérique.
La majorité des livres sont produits de cette façon entre la deuxième moitié du vingtième siècle et le début du vingt-et-unième siècle.
Cette technique d'impression a une influence sur le livre via la contrainte du nombre d'exemplaires, les structures d'édition devant prévoir des tirages relativement importants pour réduire les coûts — ce qui peut sembler contradictoire.
La production du livre est alors désormais étalonnée sur ce procédé technique.

À la suite de l'impression typographique, des procédés mécaniques d'impression et de composition, puis de l'offset, le numérique est un nouvel élément qui vient encore modifier les processus de production du livre, et plus particulièrement avec l'impression numérique et l'impression à la demande.
L'impression numérique est une technique d'impression plus légère que l'offset puisqu'elle nécessite des machines beaucoup plus petites et plus rapides à régler, utilisant le plus souvent le procédé de jet d'encre — comme les imprimantes dites _de bureau_.
Au début des années 2010 il est possible d'obtenir une qualité équivalente à celle de l'impression offset, remettant ainsi en cause le principe du tirage.
Cela permet à des livres d'exister en étant produits en quelques dizaines ou centaines d'exemplaires seulement, tout en ayant des caractéristiques communes avec ceux imprimés en offset.
Cela va plus loin puisqu'il devient également possible d'imprimer en un seul exemplaire tout en disposant de frais d'impression acceptable.
Si le coût d'_un_ exemplaire est plus important qu'avec l'offset, il n'est en revanche plus nécessaire d'investir dans un tirage et de gérer le stockage.

L'impression à la demande consiste à imprimer un livre (couverture et intérieur compris) en un seul exemplaire à partir d'un fichier numérique, cet objet paginé étant ensuite acheminé à la librairie ou à la personne qui l'a commandé.
Avec l'impression à la demande un livre est produit en quelques minutes, et il peut ensuite être livré en quelques jours.
Des plateformes spécialisées dans cette technique de production sont déployées sur des points stratégiques dans le monde afin de pouvoir livrer rapidement les documents imprimés.
Les implications d'un tel changement sont importantes, principalement sur la question de l'investissement nécessaire pour publier un livre, mais concernant aussi la rapidité pour obtenir un premier exemplaire, ou encore la limitation ou l'absence de stockage.
L'impression à la demande est également une occasion de réimprimer voire de rééditer des livres avec une pression économique moins importante.
Il est même possible d'imprimer des exemplaires uniques d'un même livre, et ainsi d'ajouter des informations personnalisées — comme un code unique de téléchargement vers un fichier informatique — _dans_ le livre imprimé.
L'impression à la demande ne vient pas se substituer à la technique de l'offset, mais elle convient à des démarches spécifiques.
Citons-en deux diamétralement opposées sur le plan économique : l'édition artisanale et la réédition de livres épuisés.
Dans un cas l'objectif est de faciliter l'impression du livre et l'existence même d'un texte, sans dépendre du système de tirage, tout en étant capable de diffuser rapidement des exemplaires, comme nous le voyons dans l'étude de cas qui suit{{< renvoi chapitre="1" section="3" >}}.
Dans l'autre, le recours à l'impression à la demande vise la réduction du coût d'investissement tout en continuant de diffuser un titre déjà connu et qui a un intérêt financier sur le long terme — exploitant ainsi le phénomène dit de _longue traîne_ {{< cite "anderson_long_2007" >}} à moindre coût.
L'impression à la demande est donc une opportunité de reconsidérer la manière dont des livres peuvent être produits, et donc leur condition même d'existence.

Ce panorama des techniques d'impression nous permet de comprendre combien le livre a évolué avec l'arrivée de nouveaux modes de production.
La définition du livre dépend de ces différents changements techniques, changements qui ont permis son _apparition_ et ses transformations.
Faire exister un livre au dix-huitième siècle ou aujourd'hui diffère totalement, tant sur les investissements économiques que les technologies nécessaires à la réalisation de tout projet éditorial, avec des potentialités de diffusion très diverses.
L'accélération des modes de production de l'objet livre — dont la diffusion dépend — a permis l'existence d'un nombre d'œuvres plus important au fil des siècles.
La multiplication des initiatives éditoriales a suscité des inventions techniques donnant lieu à de nouveaux modes d'accès à la production du livre.
Deux livres nous permettent de prolonger notre définition du livre et illustrent les enjeux de production et de diffusion.


### 1.1.3. 101 définitions du livre

_The Book_ {{< cite "borsuk_book_2018" >}} et _The Book: 101 Definitions_ {{< cite "borsuk_book_2021" >}} sont deux ouvrages dédiés à la définition du livre, publiés en 2018 et en 2020 et respectivement écrits et édités par Amaranth Borsuk, professeure associée à l'Université de Washington.
Il s'agit d'un essai critique publié aux presses du MIT et d'un recueil de définitions du livre publié chez Anteism Books.
Ces deux ouvrages, pris ensemble, constituent une démarche qui illustre et qui questionne ce qu'est un livre en tant qu'objet et en tant que concept.
En effet le choix des procédés techniques pour leur fabrication, leur production et leur diffusion ont une implication sur la réception de ces textes.
Étudier les contenus et les modes de production de _The Book_ et de _The Book: 101 Definitions_ est également une occasion de montrer comment deux artefacts éditoriaux peuvent dialoguer, voire se répondre, dans des espaces différents.

L'objectif de cette double entreprise critique et artistique réalisée par Amaranth Borsuk est de donner des définitions _actuelles_ du livre avec une approche formelle et contemporaine, et avec un appui historique non négligeable — sans pour autant être le centre de cette démarche.
Les deux objets sont probablement le reflet du _profil_ d'Amaranth Borsuk, une universitaire qui est aussi une artiste, dont le travail porte sur l'imprimé autant que le numérique, et dont la recherche se mêle à la création.

{{< figure type="figure" src="the-book-01.jpg" legende="Photographie des pages 114 et 115 du livre _The Book_ d'Amaranth Borsuk" >}}

Amaranth Borsuk propose, avec _The Book_, un travail de recherche important dans un paysage pourtant saturé d'études sur le livre — comme l'atteste la bibliographie déjà très sélective.
Les études du livre sont devenues, depuis la deuxième moitié du vingtième siècle, un champ à part entière avec des contributions importantes, provenant d'abord majoritairement des historiennes et des historiens, puis des médiologues.
Par exemple les récents ouvrages _D'encre et de papier : une histoire du livre imprimé_ {{< cite "deloignon_encre_2021" >}} et _Histoire du livre et de l'édition_ {{< cite "sordet_histoire_2021" >}} se situent du côté historique, contrairement à _The Book_ qui lui se place du côté des études des médias.
Malgré cette surabondance dans ce champ, le livre d'Amaranth Borsuk trouve toute sa place dans ce paysage en tant qu'essai critique.
L'ouvrage est divisé en quatre parties, les quatre approches possibles et complémentaires du livre que nous avons déjà abordées : le livre comme objet, le livre comme contenu, le livre comme idée, et le livre comme interface.

{{< figure type="figure" src="the-book-101-01.jpg" legende="Photographie de la couverture du livre _The Book: 101 Definitions_" >}}

_The Book: 101 Definitions_ est quant à lui un recueil de 101 définitions proposées par différentes personnalités : autrices, auteurs, artistes et universitaires.
Ce deuxième ouvrage propose un décentrement à travers des définitions très diverses, inédites, et qui ne constituent pas un travail académique.
Voici quelques exemples de définitions :

{{< citation ref="borsuk_book_2021" page="10, 96, 18" >}}
Books are the matter of writing in solid form. [Derek Beaulieu]

A book is an object that vibrates upon contact. [Danielle Vogel]

Le livre est un support matériel qui, tout au long de son histoire, a offert toujours plus de manipulabilité à son lecteur. Avec le numérique, ce n’est plus seulement le support, mais le contenu lui-même qui est manipulable.  
Le support numérique s’inscrit ainsi dans une continuité. Néanmoins, on peut parler de passage à la limite dans la mesure où toute la médiation est calculée ; avec le support numérique, tout devient manipulable. [Serge Bouchardon]
{{< /citation >}}

Les deux objets forment une même initiative éditoriale.
La rédaction de _The Book_ (l'essai publié aux presses du MIT) s'est faite en même temps que la recension d'un certain nombre de définitions du livre auprès d'auteurs, d'autrices, d'artistes et d'universitaires qu'Amaranth Borsuk a contacté.
Le site web{{< n >}}[https://t-h-e-b-o-o-k.com](https://t-h-e-b-o-o-k.com/){{< /n >}} "Essential Knowledge: The Book" est un compagnon vivant du livre _The Book_, clos par définition.
Cet objet numérique réunit ainsi des définitions subjectives qui viennent compléter le travail critique et peut-être plus objectif du livre publié aux presses du MIT.
Les 101 citations du site web ont donc été reprises dans _The Book: 101 Definitions_ (le _deuxième_ livre), comme une version figée et imprimée.
Ces 101 citations ne se retrouvent pas dans _The Book_, même si ce dernier rassemble également des définitions : des textes dont est dédiée à chaque fois une pleine page, 30 au total.
Il s'agit de citations extraites d'ouvrages, académiques pour la plupart, et donnant un autre éclairage au texte ; elles servent aussi de repères dans le livre avec leur fond noir reconnaissable.

Ces deux livres se distinguent également par la forme et les moyens de production invoqués pour les produire.
_The Book_ est imprimé en noir et blanc au format poche de 127 par 177,8mm, avec une couverture souple répondant aux codes de la collection _The MIT Press Essential Knowledge Series_.
Le livre est également disponible en versions numériques aux formats PDF et EPUB.
_The Book: 101 Definitions_ est imprimé en risographie, en monochrome (bleu) pour l'intérieur et en bichromie (bleu et vert) pour la couverture, avec un tirage initial de 350 exemplaires et un format poche légèrement plus long de 127 par 188mm.
Le premier est d'allure classique, avec une couverture sombre et une typographie discrète ; il s'agit d'un manuel ou d'un essai qui peut facilement être emporté et consulté.
Le second a un aspect plus original, avec les deux rectangles superposés sur la couverture propre à la collection "Documents" de la maison d'édition Anteism ; la typographie est élégante et le papier est de meilleure qualité.
L'utilisation de l'encre de couleur bleue pour les pages intérieures intrigue et attire le regard.
Le rendu final donne une impression de fabrication et de production artisanales, sentiment décuplé avec le tirage limité à 350 exemplaires.
Les codes graphiques et physiques respectifs répondent aux contraintes des collections dans lesquels ces livres sont publiés.
Les techniques d'impression diffèrent fortement entre les deux objets, invitant à deux types d'approches et de lectures.
Les modes de production donnent à voir deux textes distincts.

La forme a une importance prépondérante, elle traduit deux démarches éditoriales différentes.
Les presses du MIT disposent d'une reconnaissance et d'une diffusion très larges, donnant une légitimité presque immédiate à l'ouvrage — les nombreuses recensions et critiques du livre en sont d'ailleurs un signe.
Le réseau de diffusion/distribution d'Anteism est en revanche très différent.
Cette maison d'édition s'inscrit dans le domaine des arts, avec des objets qui se rapprochent du livre d'artiste, souvent en édition limitée.
Nous avons d'ailleurs découvert _101 Definitions_ lors d'un salon du livre à Montréal, c'est l'objet physique qui a d'abord été identifié, et à ce titre la couverture et la facture générale de l'objet ont joué un rôle important.

{{< figure type="figure" src="the-book-101-02.jpg" legende="Photographie des pages 18 et 19 du livre _The Book: 101 Definitions_" >}}

{{< figure type="figure" src="the-book-101-03.jpg" legende="Photographie des pages 66 et 67 du livre _The Book: 101 Definitions_" >}}

Le site web est d'abord pensé comme un _compagnon_ du livre publié aux presses du MIT en 2018, les citations ne font pas partie du livre imprimé et permettent une autre approche de ce travail critique — en l'occurrence des points de vue plus subjectifs, complémentaires d'une recherche scientifique.
Les citations répertoriées sur cet espace numérique ont été plus nombreuses avant le travail de sélection de l'autrice, les identifiants visibles dans le code source du site web allant jusqu'à plus de 450.
Ce travail de recension puis de sélection a ensuite pris la forme d'un livre imprimé en 2021, soit trois ans après le livre publié aux presses du MIT.
La co-existence des deux livres imprimés propose en soi une vision du livre plurielle, avec un effet additionnel des définitions qui se croisent et se superposent.
_The Book_ et _The Book: 101 Definitions_ jouent sur les codes du livre et sur ses possibles réceptions.
Comme le souligne Olivier Deloignon, une démarche éditoriale peut osciller entre norme et contre-norme {{< cite "deloignon_encre_2021" "x" >}}, nous en avons la preuve ici.

L'histoire longue du livre nous permet d'appréhender ses différentes acceptions et conceptualisations, ou tout du moins certaines d'entre elles, tant les approches sont nombreuses et plurielles.
Les fonctions définies par Albert Lamarre, complétées et augmentées par les axes décris et conceptualisés par Amaranth Borsuk, permettent de disposer d'une définition contemporaine du livre{{< appel identifiant="livre" >}}, qui prend en compte ses conditions de conception, de fabrication, de production et de diffusion.
Utiliser l'histoire du livre pour aborder une évolution des techniques nous a permis d'analyser les processus de production du livre et l'influence sur les façons de rendre disponible des textes.
Enfin l'analyse du double travail éditorial autour des livres d'Amaranth Borsuk confirme l'enjeu des modes de production pour la diffusion d'un livre.
Pour prolonger cette question nous détaillons la _forme_ du livre.