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title: "La forme du livre et sa matérialité"
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Après avoir établi une définition du livre en prenant en considération ses modes de production, nous posons la question de la matérialité du livre.
Le fond de notre propos est de réfuter toute dualité, soit l'opposition entre contenant et contenu, et de constater à quel point les modes de fabrication et de production sont liés au contenu même des livres.
Dit autrement, les textes et leur _mise en livre_ sont imbriqués.

Il est nécessaire de distinguer _objet_ et _forme_, pour différencier ce qui relève de la production et de la fabrication.
La définition de la forme, nécessaire pour obtenir ensuite un objet, est réalisée au moment de la _fabrication_, soit le moment charnière entre la conception et la production, _moment_ où les choix techniques sont effectués en lien direct avec le contenu des textes à mettre en livre.
Nous considérons que l'objet livre est le résultat d'une _production_, donc d'une action répétée en vue de diffuser un support de connaissance.
Dans le cas du livre, l'objet produit a donc une forme issue d'une fabrication.

Pour comprendre l'impossibilité de séparer totalement contenant et contenu, nous explorons tout d'abord les formes du livre.
Les considérations matérielles ont en effet directement contribué à constituer le livre, en tant que forme, objet puis concept.
Des formes nouvelles ou émergentes ont permis des évolutions majeures dans le champ de la littérature au sens large.
Pour expliciter notre argumentation nous développons justement cette idée avec le cas de la littérature, et ainsi expliciter combien la forme du livre, l'incarnation, l'objet, est liée autant au texte qu'à sa diffusion, à sa commercialisation ou à sa lecture.
Nous avons déjà abordé les questions des contraintes pour la _production_ des objets imprimés avec les procédés d'impression, nous étudions maintenant les contraintes qui interviennent lors de la _fabricaton_ des formes.
Enfin, deux _formes_ littéraires retiennent notre attention en tant qu'exemples originaux et radicaux.


### 1.2.1. Le livre et ses formes

Une forme est la qualité d'un objet, autrement dit sa structure, son agencement.
Il s'agit principalement des caractéristiques physiques, perceptibles, qui permettent de distinguer cet objet, de le reconnaître, de l'identifier.
L'objet livre se traduit ainsi par une forme, et même _des_ formes, multiples.
Que ce soient des types de papier et des dimensions pour le livre imprimé, ou des formats de fichiers et des modes de lecture pour le livre numérique.
Ces choix résultent d'une politique éditoriale, mais ils reflètent aussi le contenu même du livre.
Le livre, en tant que support et objet produit, se confond avec son contenu.

{{< citation ref="borsuk_book_2018" page="xi" >}}
[…] the terme _book_ commonly refers interchangeably to both medium and content, regardless of our acculturation to the codex.
{{< /citation >}}

Nous observons combien l'évolution des formes du livre imprimé nous conduit à affirmer que le livre constitue un tout, comprenant le contenu autant que la forme, qu'il n'est pas possible de les distinguer.

La tablette, le _volumen_ puis le _codex_ sont des supports dont l'histoire est autant technique que politique {{< cite "sordet_histoire_2021" "35-50" >}}, et qui ont une grande influence sur la manière de faire circuler le savoir.
Les premiers supports de l'écrit, en Europe, ont été des tablettes d'argile puis des rouleaux aussi appelés _volumen_.
Le système de pages reliées n'a pas été la première forme du livre, d'autres supports ont été longtemps utilisés pour enregistrer et transmettre du texte.
La disposition en rouleau (à déroulement latéral) du _volumen_ est directement lié au matériau utilisé pour écrire, en l'occurrence des feuilles de papyrus.
L'usage massif du papyrus pour écrire s'explique par l'abondance de cette matière première, dont les propriétés physiques ne lui permettent toutefois pas d'être pliée.
En roulant le papyrus il est possible de stocker facilement des grandes quantités d'informations, le _volumen_ est ainsi la principale forme du livre jusqu'au cinquième siècle.
Ces premières formes du livre imposent donc une façon d'écrire, de stocker des documents et de les lire.

Le _codex_ est un événement majeur dans l'histoire du livre, bien avant l'apparition de l'impression à caractères mobiles.
Le _codex_ est un support paginé fait de pages qui se superposent et s'enchaînent, il apparaît au deuxième siècle avant notre ère pour répondre à la nécessité de disposer d'un dispositif de stockage et de lecture plus maniable.
Si une forme de _codex_, faite de tablettes en argile reliées, précède le _volumen_ et continue d'être utilisée pour des usages administratifs {{< cite "sordet_histoire_2021" "43-44" >}}, il s'impose grâce à l'apparition de matériaux désormais pliables comme le parchemin — contrairement au papyrus qui se brise.
Avec le livre _paginé_, le texte ne se déroule plus il se consulte de pages en pages.
Avec cette "liasse de pages cousues ensemble" {{< cite "manguel_forme_1998" "156" >}} le livre peut être manipulé plus facilement contrairement au _volumen_, tenir à plat sans devoir utiliser ses deux mains, et au _bon endroit_ en ouvrant le livre à la page souhaitée.

{{< citation ref="manguel_forme_1998" page="155" >}}
Les livres s’affirment grâce à leurs titres, leurs auteurs, leurs places dans un catalogue ou une bibliothèque, leurs illustrations de couvertures. Par leur taille aussi. […] Je juge un livre à sa couverture ; je juge un livre à sa forme.
{{< /citation >}}

Dans "La forme du livre" Alberto Manguel décrit l'évolution des formes du livre depuis l'invention de l'imprimerie à caractères mobiles en Europe, jusqu'à la fin du vingtième siècle, pointant la relation forte entre les pratiques d'édition et de lecture et les techniques de fabrication et de production.
Ce chapitre adopte une approche historique, retraçant l'apparition successive de différentes formes du livre à travers l'histoire de la civilisation.
Depuis les tablettes mésopotamiennes du douzième siècle avant notre ère jusqu'aux livres imprimés du vingtième siècle, Alberto Manguel établit un riche panorama des formes du livre.
L'auteur souligne à plusieurs reprises la cohabitation simultanée de plusieurs formes.
En effet le _codex_ n'a pas immédiatement supplanté le _volumen_, ce dernier ayant tout de même fini par disparaître presque totalement{{< n >}}Le _volumen_ est encore utilisé dans certaines cultures, nous pouvons par exemple citer le cas de la Torah.{{< /n >}}.
Nous pouvons encore constater aujourd'hui la co-existence voire la complémentarité de certains supports ou formes spécifiques, par exemple avec le cas emblématique du livre imprimé et du livre numérique : l'un accompagne ou légitime l'autre, leur relation d'interdépendance est liée aux usages autant qu'aux formes.
Les évolutions des formes, évolutions qui sont parfois des transitions, se font sur un temps long de plusieurs dizaines d'années voir de siècles, et cette temporalité est importante à prendre en compte dans un contexte d'accélération depuis la moitié du dix-neuvième siècle.
Dans les nombreux exemples donnés par Alberto Manguel, nous retrouvons un motif récurrent qui consiste en plusieurs phases successives : 1. dans un premier temps des besoins — transport, dispositions de lecture, stratégies économiques — déclenchent des nouvelles expérimentations de forme, ces _preuves de concept_ sont possibles grâce à de nouvelles techniques de fabrication du livre ; 2. l'amélioration de ces techniques permet de multiplier leur occurrence, ce qui engendre de nouveaux usages, usages qui s'imposeront ou non ; 3. dès l'apparition de la figure de l'éditeur, les expérimentations formelles sont aussi des recherches de maximisation des profits via la vente d'objets livre.
Alberto Manguel donne deux exemples qui illustrent ce phénomène : les éditions d'Alde Manuce et le livre de poche.

Avec Alde Manuce, le texte prend le pas sur l'objet.
La priorité est la mise en avant du texte et sa lisibilité, et non plus l'aspect raffiné ou luxueux de l'objet comme c'est majoritairement le cas à la fin du quinzième et au début du seizième siècles.
Plutôt qu'une "décoration précieuse" il privilégie "clarté et érudition" {{< cite "manguel_forme_1998" "169" >}}.
Le besoin de faire circuler des textes et de les utiliser comme support d'un enseignement pousse Alde Manuce à créer des petits formats qui tiennent dans la poche.
Le deuxième exemple prolonge le premier, puisqu'il s'agit des _premiers_ livres de poche des éditions Penguin au milieu des années 1930.
L'éditeur Allen Lane entreprend de rendre le livre plus petit, plus maniable, meilleur marché pour l'éditeur et le lecteur, et plus commun.

{{< citation ref="manguel_forme_1998" page="177" >}}
Pourquoi ne pourrait-on pas traiter les livres comme des objets quotidiens, aussi nécessaires et aussi disponibles que des chaussettes ou du thé ?
{{< /citation >}}

Allen Lane parvient à convaincre la maison d'édition de créer une collection pour accueillir différents textes de littérature, ouvrant un marché nouveau : des titres classiques ou contemporains proposés à des publics jusqu'ici relativement éloignés du livre.
Des recherches typographiques, alors menées par le typographe Jan Tschichold, permettent de faire exister une évolution moderne des livres d'Alde Manuce — cette fois en littérature générale — Jan Tschichold rapporte d'ailleurs certaines de ses recherches dans _Livre et typographie_ {{< cite "tschichold_livre_1994" >}}.
Les livres de Penguin deviennent un cas emblématique d'évolution de la forme du livre au service d'une démarche éditoriale et de la recherche d'un profit plus important.
Dans les deux cas la valeur symbolique du livre évolue, le texte prévaut en grande partie sur l'objet final, via un travail sur la forme.

Cet enjeu de la relation entre l'objet (produit) et les formes (fabriquées) est également abordé par Amaranth Borsuk dans _The Book_ {{< cite "borsuk_book_2018" "1-60" >}}, avec des constats similaires : l'évolution des formes de l'objet livre se fait au rythme des besoins, des nouveaux usages, des inventions techniques et de leur adoption.
Si des formes émergentes en supplantent d'autres, un phénomène de cohabitation est également observé.
L'un des enjeux fondamentaux consiste à relever des défis techniques pour fabriquer de nouvelles formes et produire des objets en grand nombre.
La conclusion qu'Amaranth Borsuk partage avec Alberto Manguel est bien résumée par Jan Tschichold :

{{< citation ref="tschichold_livre_1994" page="111" >}}
Détruire un usage ancien n'a toutefois de sens, et l'innovation n'aura de durée, que si cela correspond à une nécessité et se révèle meilleur que l'ancienne façon de faire.
{{< /citation >}}

Les formes les plus expérimentales ou les plus inhabituelles sont vouées à rester marginales voire à disparaître, mais elles peuvent participer à une évolution plus large du livre comme c'est le cas du livre de poche.
Certaines formes non conventionnelles, par exemple un très grand format ou des choix graphiques à la limite de la lisibilité, sont parfois réinterprétées pour être réintégrées dans des objets produits en très grande quantité — notamment par des grandes maisons d'édition.
Ces dernières n'auraient pas pris le risque de générer de telles originalités, mais en constatant que des livres de structures éditoriales plus expérimentales sont reconnus et validés par des communautés, elles répliquent ces nouveaux modèles à plus grande échelle.
Cet élément est fondamental pour comprendre les évolutions de formes à l'œuvre pour le livre, ou de façon plus générale pour la littérature.


### 1.2.2. La littérature et ses formes (matérielles)

Afin de démontrer que la forme du livre est interreliée au texte et que le livre constitue ainsi un tout, nous analysons un cas où une dualité est encore parfois entretenue, la littérature.
Notre argumentation se base sur l'analyse de deux ouvrages à l'originalité formelle : _L'Utopie_ de Thomas More et de _House of Leaves_ de Mark Z. Danielewski.

Le livre et plus globalement la littérature a pu être idéalisée — ou l'est encore — comme quelque chose d'abstrait, exemptes des conditions techniques, économiques ou sociales permettant pourtant son existence.
Pierre Bourdieu critique cette vision de la littérature dans l'avant-propos de son ouvrage _Les règles de l'art_ {{< cite "bourdieu_les_1998" "9-16" >}}, lorsqu'il fustige celles et ceux qui considèrent que la littérature est un art trop "ineffable" pour être étudiée.

{{< citation ref="bourdieu_les_1998" page="16" >}}
En réalité, comprendre la genèse sociale du champ littéraire, de la croyance qui le soutient, du jeu de langage qui s'y joue, des intérêts et des enjeux matériels ou symboliques qui s'y engendrent, ce n'est pas sacrifier au plaisir de réduire ou de détruire […]. C'est tout simplement regarder les choses en face et les voir comme elles sont.
{{< /citation >}}

Robin de Mourat souligne aussi la difficulté plus globale d'appréhender une matérialité du livre, et détaille la dualité kantienne liée au domaine juridique avec la figure de l'auteur, ou les recherches historiques de Roger Chartier sur cette question {{< cite "mourat_vacillement_2020" "129-131" >}}.
Nous considérons une matérialité de la littérature à travers son premier support, le livre.
Dit autrement, le livre est l'une des composantes des _conjonctures médiatrices_ de la littérature, pour reprendre une expression de Jean-Marc Larrue et Marcello Vitali-Rosati {{< cite "larrue_media_2019" >}}.
La littérature, à travers le livre, est un écosystème et une infrastructure.
Ainsi avec le livre vient toute une _chaîne_ qui permet l'existence et l'accès à la littérature : les conditions d'apparition du texte ; la conception et la fabrication des formes du livre ; les possibilités de production et de diffusion de l'objet imprimé ; la circulation du livre dans des espaces économiques marchands et non marchands ; etc.
La littérature dépend du support et de sa forme.

Jean-François Vallée analyse les différences entre plusieurs éditions de _L'Utopie_ de Thomas More dans un article intitulé "Le livre utopique" {{< cite "vallee_livre_2013" >}}, et démontre ainsi la relation entre le texte et sa forme.
Jean-François Vallée questionne les disparitions de certaines parties du livre dans des éditions plus modernes de cet ouvrage.
Ces disparitions sont le résultat d'initiatives éditoriales qui n'ont pas considéré certains éléments comme faisant partie intégrante du livre de Thomas More, comme les cartes, les _marginalia_ ou les textes provenant d'autres mains.

{{< citation ref="vallee_livre_2013" page="21" >}}
[…] les éditions originales de _L'Utopie_ semblent conçues pour créer sur et autour de leurs pages imprimées une chorégraphie textuelle et iconographique dont la rhétorique paradoxale, la structure éditoriale et typographique sophistiquée, ainsi que les nombreux niveaux de dialogues, ont pour but avoué de littéralement transformer l'"ami lecteur" qui a osé poser le pied – ou l'œil – sur ce territoire livresque proprement utopique.
{{< /citation >}}

La forme des éditions originales comporte énormément de notes en marge, mais aussi des documents complémentaires dont Thomas More c'est pas l'auteur.
Ces éléments constituent un dialogue interne au livre et donnent à lire et à découvrir des subtilités difficiles à comprendre sans elles.

{{< figure type="figure" src="l-utopie-01.jpg" legende="Extrait de l'édition Froben (1518) de _L'Utopie_ de Thomas More utilisé par Jean-François Vallée : carte de l'île d'Utopie (d'Ambroise Holbein) et l'alphabet utopien (de Pierre Gilles)" >}}

En Europe la structure du livre s'est plus fortement normalisée durant les siècles qui ont suivi l'apparition de l'impression à caractères mobiles.
Il s'agit alors de relever un défi technique : réussir à composer des pages avec de multiples niveaux d'information.
Un livre comme _L'Utopie_, utopiste aussi dans sa forme, constitue une difficulté pour des démarches d'édition qui se standardisent, la forme de ce livre ne ressemble pas aux autres.

Le deuxième exemple est un livre plus contemporain.
_House of leaves_ est un roman singulier de Mark Z. Danielewski publié en 2000 chez Pantheon Books et dont la forme originale en fait un objet littéraire singulier.
Ce roman est une succession de strates narratives avec une maison comme centre, maison dont l'intérieur est en expansion.
L'objet imprimé présente plusieurs particularités comme des mises en page originales (la composition du texte change en fonction du récit), la présence importante de notes, des paratextes internes ou encore l'utilisation de codes couleur.

{{< figure type="figure" src="house-of-leaves-01.jpg" legende="Page 132 du livre de _House of Leaves_ de Mark Z. Danielewski" >}}

L'"entrelacs de voix narratives" {{< cite "archibald_texte_2009" "215-217" >}} est autant visible dans le récit que dans la mise en page.
Pour que l'histoire puisse être appréhendée totalement il est nécessaire que la forme soit originale et complexe.

{{< citation ref="debeaux_livre_2021" >}}
La disposition du texte sur la page fait l'objet d'un travail minutieux : le livre n’est plus un support neutre que le lecteur peut oublier mais se rappelle à lui à tout moment, en bousculant ses habitudes de réception, voire en empêchant la lecture.
{{< /citation >}}

Le livre déborde aussi sur d'autres supports comme des espaces en ligne (forum ou blogs), à moins que ce ne soient ces espaces qui influencent le livre (imprimé) lui-même.
Quoi qu'il en soit ce livre ne respecte pas les normes de l'édition en termes de structure et de mise en page.

Ces deux ouvrages donnent à voir des formes singulières et un bouleversement des exigences habituelles pour faire livre et pour faire littérature.
Les auteurs de ces deux textes, et de ces deux livres, Thomas More et Mark Z. Danielewski, ont dû penser, avec la structure d'édition, une forme pour que leur œuvre littéraire existe et puisse être reçue.
Sans ce contournement des exigences, sans le fait de repenser des contraintes que nous analysons par la suite, ces deux textes n'auraient pas été compris dans leur entièreté.
Ces deux analyses ne prennent pas en compte le cheminement éditorial amenant à ces artefacts, c'est ce que nous faisons dans le chapitre suivant dédié à l'édition{{< renvoi chapitre="2" section="0" >}}.


### 1.2.3. Des contraintes et des formes

Les formes originales du livre — et de la littérature — présentées ci-dessus sont le résultat d'un travail autour du texte et de ses particularités, mais aussi la compréhension et l'intégration d'un certain nombre de contraintes techniques inhérentes au livre et à ses métiers.
Le livre est un objet dont la forme est fabriquée en jouant avec ces contraintes.
Parmi elles nous pouvons considérer la façon dont le texte est découpé et agencé, les dimensions de l'objet imprimé, le choix du papier ou encore les outils à disposition pour composer le texte et les pages.
Ce ne sont que quelques exemples des nombreux paramètres et des exigences dans le processus de fabrication puis de production du livre.
Ces contraintes conditionnent la forme du livre, mais s'en défaire peut aussi être une opportunité d'engager de nouvelles formes.

Explicitons quelques-unes de ces exigences pour comprendre de quoi dépendent ces formes du livre, et donc ce qui façonne la littérature.
Il ne s'agit pas d'un exercice exhaustif, il n'y a pas non plus d'ordre particulier ici, que ce soit en termes d'importance ou de linéarité dans le processus d'édition ou de fabrication.
Par exemple la dimension d'un livre imprimé est à la fois une disposition de lecture et un cadre pour le texte, c'est autant l'interface qui permet de lire que le rythme du texte qui sont ici concernés.
Autre exemple : le type de papier utilisé pour un livre imprimé va jouer sur l'épaisseur du livre, mais aussi sur l'interface de lecture que constituent les pages reliées.
Enfin, les logiciels doivent être connus et maîtrisés, aujourd'hui il semble a priori complexe de ne pas savoir utiliser un logiciel de publication assistée par ordinateur comme InDesign.
Explorons plus en détail quelques-unes de ces exigences.

Le livre peut faire l'objet de multiples agencements, le texte et les autres contenus étant structurés d'une manière précise pour répondre à des codes ou les détourner.
Il peut s'agir d'un découpage en parties ou en chapitres, des notes peuvent être présentes en bas des pages ou dans les marges, une répartition particulière peut être adoptée entre du texte et des images, dans tous ces cas l'enjeu est de permettre une compréhension globale ou précise en fonction du contenu initial.
Par exemple un essai sans ponctuation n'est pas accepté comme un texte lisible, en revanche la poésie détourne ces normes en faisant un usage intentionnel de règles ou en les brisant.
Un nombre trop important de notes de bas de page dans un roman peut venir en perturber la lecture, voire modifier profondément la compréhension de ce type de littérature — est-ce alors autre chose qu'un roman ?
Certaines normes sont plus implicites, comme le fait de ne pas disposer _trop_ de paratexte sur chaque page au risque de réduire la zone du texte principal.
Dans ce cas le _Dictionnaire historique et critique_ de Pierre Bayle fait par exemple figure de livre non conventionnel avec ses très nombreuses gloses autour d'un texte finalement assez réduit, mais ce sont ces éléments qui font l'intérêt de cet ouvrage qui rompt les codes _majoritaires_.
La constitution de formes du livre, qu'elles soient originales ou non, est une négociation continue de ces règles.

Le papier a été et est encore un enjeu central du livre imprimé, une contrainte complexe tant en termes de qualité, d'impression, ou de durabilité.
Que ce soit pour la fabrication puis la production (pas de codex sans un papier qui peut se plier), pour le transport (un papier épais implique des livres qui prennent plus de place), pour le prix (un papier de bonne qualité est souvent plus coûteux et fait un livre plus cher) ou pour la conservation (quel est le pH de ce papier ? est-il compatible avec la colle utilisée pour la reliure ?), le papier contraint toutes les étapes de réalisation d'un livre, ainsi que sa réception et sa durée de vie.
Par exemple le livre de poche des années 1950 en Europe, avec son papier bon marché et son dos collé, n'est pas un objet qui peut être conservé — il n'a d'ailleurs pas été conçu pour cela.
Avec le papier vient également la question du format de l'objet, depuis les éditions d'Alde Manuce il est entendu que le livre doit être un objet commensurable, à moins de cas très particuliers — comme des ouvrages originaux en littérature jeunesse ou des livres d'artistes.
Des monstres livresques de plusieurs milliers de pages sont-ils encore des livres ?
Impossible pour une librairie de trouver une place pour plusieurs de ces objets aux côtés de livres de quelques centimètres d'épaisseur, en revanche s'il n'y en a qu'un sur les tables d'une librairie il se fait remarquer.

Parmi les contraintes qui conditionnent la forme du livre, il y a également les _outils_ nécessaires à la conception et à la fabrication.
Si nous avons déjà abordé la question des procédés techniques pour la production{{< renvoi chapitre="1" section="1" >}}, aujourd'hui les logiciels utilisés pour composer le texte, gérer les relations entre les différents éléments structurels d'un livre, ou encore calibrer les images et leurs couleurs, participent également de la constitution de formes spécifiques.
La littérature, au sens large, dépend donc aussi des outils informatiques indispensables à sa formalisation.
InDesign, après QuarkXPress des années 1980 jusqu'au début des années 2000, est la principale solution logicielle pour composer et mettre en forme des textes destinés à être imprimés — voir même aussi pour le livre numérique.
Sans une maîtrise de ces outils et les coûts associés aux licences d'utilisation, difficile de produire des livres.
Nous détaillons plus loin les implications de l'usage du logiciel{{< renvoi chapitre="5" section="2" >}}, nous retenons que son choix est économique (coût et dépendance), politique (capacités d'émancipation) et social (inscription dans une communauté).

Ce que nous qualifions de _contraintes_ participe à cette matérialité du livre, il n'est pas possible de s'abstraire totalement des limites techniques, des règles à l'œuvre ou des cadres imposés par des outils.
Ces exigences constituent nécessairement le livre, qu'elles soient appliquées ou détournées.
Pour prolonger et confirmer notre entreprise de définition du livre, en tant que forme, objet et concept, nous détaillons désormais un projet éditorial dans sa globalité.