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title: "L'artefact : entre production, fabrication et technique"
chapitre: 1
section: 4
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Notre définition du livre le comprend, jusqu'ici, en tant que concept, en tant qu'objet qui nécessite des procédés techniques pour être produit, ainsi qu'en tant que forme inséparable de son contenu.
Le livre est aussi un artefact, un objet créé via un processus défini, et qui conserve l'empreinte de ce processus.
Considérer le livre comme un artefact c'est affirmer qu'il n'est pas seulement un support, une forme issue d'une fabrication, ou un objet résultant d'une production, mais qu'il porte également l'ensemble des procédés techniques nécessaires à son émergence et à son existence.
Le livre est le résultat d'une action humaine, culturelle.
Le concept d'artefact, dont l'origine latine signifie "fait avec art", permet d'identifier le livre à travers sa dimension processuelle de forme _fabriquée_, et d'objet _produit_.
Envisager le livre comme artefact et non plus uniquement le livre comme support, forme et objet, c'est observer quelles sont les façons de faire à l'origine du livre, comment le sens est créé.
Le concept d'artefact nous permet d'inclure, dans le livre, ses conditions techniques d'existence.

Nous définissons tout d'abord le terme et le concept d'artefact, avec sa pluralité étymologique.
Le concept d'artefact est technique, nous relevons plusieurs positionnements théoriques par rapport à cette dimension, nous amenant à examiner plus précisément ce que nous nommons _fabrication_.
Enfin, qu'en est-il du livre en tant qu'artefact ?


### 1.4.1. Artefact : des définitions convergentes, un concept

{{< citation ref="ferret_identite_1998" page="205" >}}
Un objet fabriqué.
{{< /citation >}}

Les définitions du terme artefact{{< n >}}Artefact est aussi écrit "artéfact", nous considérons ici les deux formes comme équivalentes.{{< /n >}} convergent vers plusieurs points essentiels : un artefact est un objet inerte, il est le résultat d'une action humaine (y compris accidentelle), il est artificiel, et il est issu d'un processus technique.
Si le terme porte une certaine polysémie, dû au fait qu'il est utilisé de façons diverses (mais pas forcément opposées) selon les domaines, c'est plus particulièrement sa relation avec la technique qui nous intéresse.
Nous écartons la signification de parasite dont le terme est l'objet en électronique, sans pour autant abandonner la question de l'accident qui ouvre des perspectives pertinentes.

{{< citation ref="noauthor_artefact_2022" >}}
1. Structure ou phénomène d'origine artificielle ou accidentelle qui altère une expérience ou un examen portant sur un phénomène naturel.
2. Altération du résultat d'un examen due au procédé technique utilisé.
3. En anthropologie, produit ayant subi une transformation, même minime, par l'homme, et qui se distingue ainsi d'un autre provoqué par un phénomène naturel.
{{< /citation >}}

Nous insistons sur deux dimensions du terme : il s'agit d'un _résultat_ et il y a une _transformation_ (ou _altération_).
Un artefact est quelque chose qui se manifeste à nous et que nous pouvons observer, il est le résultat d'une création.
La notion de transformation permet de comprendre que cette création est une série d'actions, actions qui ont été prédéterminées et agencées dans un contexte spécifique.
L'artefact est la finalisation d'un processus complexe, la partie visible d'une suite de plusieurs opérations.

Le terme _artefact_ n'a pas la même acception selon les champs d'étude, dans la discipline des sciences de l'information et de la communication.
Philippe Quinton apporte une information jusqu'ici absente des différentes définitions et qui nous semble déterminante : 

{{< citation ref="quinton_lartefact_2007" >}}
des artefacts […] sont des produits de l'activité humaine autant que des moyens d'action sur le monde.  
[…]  
Les artefacts sont ainsi des manifestations spécifiques de l’action de l’homme et de ses transformations du monde.
{{< /citation >}}

Voilà un point particulièrement important lorsque nous prenons en compte le livre et ce qu'il exprime dans nos sociétés.
Le livre est à la fois un artefact en tant que forme ou objet produit par l'humain — et plus spécifiquement un artefact engendré grâce à d'autres artefacts comme des outils, du papier ou des machines — et en même temps le livre agit sur le monde et sur nous en tant que _moyen d'action_.

Le terme _artefact_ est un concept.
Il contient en effet plusieurs notions complexes, il soulève des questionnements profonds, il fait aussi l'objet de nombreux écrits et recherches{{< n >}}Citons notamment la revue _Artefact. Techniques, histoire et sciences humaines_ "destinée à promouvoir les recherches sur la technique, entre processus d'intellection et matérialité des pratiques dans les sociétés humaines sur la longue durée et dans une perspective globale" ([https://journals.openedition.org/artefact/267](https://journals.openedition.org/artefact/267)).{{< /n >}}, directes ou indirectes, et enfin il est utilisé comme fondement de systèmes de pensée.
L'artefact est, dans notre cas, un concept qui vient compléter celui du livre pour construire une réflexion sur les processus de fabrication du livre ou plus globalement des textes.


### 1.4.2. Un concept technique ?

Le concept d'artefact nous permet donc de définir le livre en prenant en compte les processus nécessaires à sa fabrication et à sa production.
Le livre est un objet qui requiert un ou des processus techniques, nous étudions désormais cette relation entre artefact et technique.

{{< citation ref="latzko-toth_objet_2017" lang="fr" >}}
Autrement dit, l'artefact serait l'aspect "visible" d'un dispositif sociotechnique dont il est indissociable.
{{< /citation >}}

L'artefact serait donc la partie apparente d'un dispositif _sociotechnique_ ou, dit autrement, le résultat d'un processus technique.
Définir la technique est un prérequis indispensable, même s'il pose un défi dans une perspective de concision.

{{< citation ref="barron_technique_2021" page="9" lang="fr">}}
[…] "la technique" consiste en l’activité au moyen de laquelle le vivant compose et transforme son milieu.
{{< /citation >}}

Loin d'être suffisante, cette définition contemporaine nous donne à voir des dimensions d'action, de transformation et d'agencement, propres à l'activité humaine.
La technique produit quelque chose, elle est souvent considérée comme le pendant matériel de la vie sociale — nous réfutons toutefois ce dualisme, la vie sociale est tout autant matérielle.
Notons une des racines grecques du terme, τέχνη, _techné_, qui intègre la dimension de production.
Il faut également ajouter que la technique est elle-même en relation avec les notions d'économie ou de valeur, et aussi qu'il y a _des_ techniques.
Enfin, la technique ne doit pas être confondue avec la technologie, qui est l'étude des techniques.
Étudier la technique consiste à se concentrer sur la façon de faire plutôt que sur la finalité visée.
Nous nous plaçons justement dans ce cadre.

Deux penseurs ont établi une description claire de l'artefact dans un contexte technique, dont plusieurs éléments nous permettent de comprendre sa relation spécifique avec le livre.
Gilbert Simondon et Herbert Simon se sont investis dans l'étude de la technique avec une intensité comparable mais avec des positionnements théoriques différents.
Joëlle Forest détaille les "apports de l'approche simonienne" dans un article qui présente également les spécificités de l'approche _simondienne_ {{< cite "forest_artefact_2007" >}}.
Nous retenons ici plusieurs éléments pour définir plus précisément le rapport entre artefact et technique ou, dit autrement, qu'est-ce qu'un artefact.
Gilbert Simondon est en quelque sorte un pionnier de la technique, son projet est de mieux la comprendre pour considérer qu'elle est constitutive du monde dans lequel nous agissons.
Dans un entretien de 1968, soit dix ans après l'écriture de sa thèse _Du mode d'existence des objets techniques_, il déclare : "Nous vivons dans une civilisation qui [...] est mal technicienne" {{< cite "parent_gilbert_2013" >}}.
Herbert Simon publie ses écrits sur la technique plus tard, proposant une approche différente voire opposée, très certainement influencée par ses domaines que sont la sociologie et l'économie.

Gilbert Simondon considère l'artefact, ou l'objet technique — les deux expressions sont synonymes —, en soit, observant son évolution, sa filiation.
Le philosophe développe une ontologie complexe autour de l'objet technique, avec des qualificatifs d'abstrait pour l'état artificiel et de concret pour l'état naturalisé.
Herbert Simon ne définit pas l'artificiel de la même façon, il est clairement fonctionnaliste.
Chaque objet technique est conçu pour remplir une fonction, et il faut donc se concentrer sur le processus plus que sur l'artefact lui-même.

{{< citation ref="forest_artefact_2007" lang="fr" >}}
Pour Simon, l'artefact désigne plus que l'objet technique abstrait.
{{< /citation >}}

Pour résumer les deux positionnements, la pensée de Gilbert Simondon constitue un darwinisme de la technique, les objets techniques portent leur condition d'existence, ils révèlent des processus.
Herbert Simon opère un "décentrement" pour reprendre un terme de Joëlle Forest, puisqu'il s'agit désormais d'observer l'amont de l'artefact plutôt que l'objet technique lui-même.
Le mode de pensée simondien est radical, les objets ne peuvent pas être que des productions humaines devant remplir des fonctions.
Les artefacts pensent, pourrions-nous dire.
Nous retenons de Herbert Simon la prise en compte d'un processus au-delà de la lignée technique de l'objet lui-même.
L'approche fonctionnaliste d'Hubert Simon pose toutefois un problème pour notre analyse, puisqu'elle concentre l'intérêt sur la conception, considérant cette seule étape comme constitutive du processus technique à l'origine de l'artefact.
Examiner les conditions d'existence, et donc non uniquement de conception, est primordial pour expliquer la constitution de l'artefact, et plus spécifiquement du livre dans notre cas.

Qu'en est-il alors du livre ?
Cet artefact technique doit être apprécié autant comme portant la filiation d'autres objets technique que comme le point de départ d'une analyse de ses _modes_ de conception, et surtout de fabrication et de production.


### 1.4.3. Du côté de la fabrication

Nous l'avons déjà dit, l'artefact résulte d'un processus technique, c'est-à-dire un procédé de _fabrication_ (réalisation d'un artefact via des procédés techniques) ou de _production_ (actions répétés des procédés techniques pour générer plusieurs artefacts en vue de les diffuser).
Nous devons ici définir plus précisément le terme de _fabrication_ :

{{< citation ref="cnrtl_fabrication_2012" lang="fr" >}}
Faire, réaliser (un objet), une chose applicable à un usage déterminé, à partir d'une ou plusieurs matières données, par un travail manuel ou artisanal.
{{< /citation >}}

La fabrication est l'action de fabriquer, de réaliser un objet pour un usage déterminé, pour reprendre les termes de cette définition.
Le terme porte aussi la dimension de transformation, notamment dans le domaine industriel où il s'agit de transformer des matières premières.
Transformer, réaliser : ces actions ne sont possibles qu'à condition de formuler des besoins, de définir le passage d'un état à un autre.
Dans le cas de l'artefact cela signifie décrire un premier état puis un second.
Ces règles de _transformation_ peuvent être départagées en plusieurs sous-étapes, et constituer ainsi un processus complexe.

Le travail "manuel ou artisanal" s'oppose à une démarche dite _industrielle_, celle-ci adopte des procédés mécaniques ou automatisés pour produire des objets en grand nombre et dans une perspective de profit(s) économique(s).
Le livre est d'abord issu d'une fabrication en cela que ses métiers sont historiquement artisanaux, il est toutefois incontestable qu'à partir des premières techniques d'impression mécanisées le livre est désormais _produit_ et qu'il dispose d'une _industrie_.
Notons par ailleurs l'expression "industrie du livre" qui définit les activités de production, de diffusion et de commercialisation du livre, à mettre en lien avec l'expression "chaîne du livre".
Si aujourd'hui toute publication reconnue légalement comme un livre — via le dépôt légal par exemple en France ou au Québec — fait partie de cette chaîne du livre, et si la très grande majorité des livres est issue d'une industrie, des structures d'édition n'appliquent pour autant pas une automatisation à toutes les étapes du travail éditorial.
Ainsi, d'une part la fabrication consiste en une étape nécessaire à toute pratique d'édition — quand bien même une automatisation serait ensuite à l'œuvre —, et d'autre part des initiatives éditoriales se réclament plus spécifiquement d'une fabrication en raison de l'adoption de moyens techniques qui ne font pas appel à des processus totalement mécanisés ou automatisés.

La fabrication est une action qui révèle des intentions et des _façons de faire_.
Plusieurs scénarios sont possibles pour une même réalisation, ainsi une intention peut être implémentée de diverses manières ; ces implémentations sont ces _façons de faire_.
Elles doivent être elles aussi observées, en tant que la trace du geste ou de l'acte d'édition, liées directement aux dispositifs techniques nécessaires pour les réaliser.


### 1.4.4. Livre et artefact

Le terme artefact est associé au livre dans des écrits récents sur le livre numérique, que ce soit des articles ou des thèses, en raison de ce dévoilement permis par le code source de ces objets.
Le livre d'Amaranth Borsuk, _The Book_, compte 18 occurrences parmi les 322 pages {{< cite "borsuk_book_2018" >}} ; la thèse de Nolwenn Tréhondart intitulée _Le livre numérique enrichi : conception, modélisations de pratiques, réception_ comprend quelque 119 occurrences du terme parmi les 416 pages {{< cite "trehondart_livre_2016" >}} ; l'introduction du dossier consacré aux éditions numériques dans la revue _Sciences du Design_ (numéro 8) a 5 occurrences tout au long du texte de 5 pages {{< cite "bourassa_devenirs_2018" >}}.
L'association du terme _artefact_ à celui de _livre_ n'est pas nouvelle, mais le numérique accentue ce besoin de relever autant la nature de l'objet — artificiel — que le processus qui l'engendre.
L'analyse de tels objets — fichiers EPUB, applications ou sites web — est facilitée par l'accès à leur code source, lui-même témoin des moyens techniques utilisés pour les fabriquer ou les produire.
Le livre numérique est aussi un objet fabriqué par l'homme, quand bien même les environnements numériques peuvent laisser penser qu'il n'y a que des flux.
Les serveurs qui stockent et donnent accès aux fichiers des livres numériques, ainsi que les dispositifs de lecture numérique, sont autant matériels que conçus par des humains.

Le concept d'artefact est utile pour définir le livre, pour considérer que le livre porte les conditions de sa fabrication, qu'il est le reflet sinon le révélateur des façons de faire, des façons d'_éditer_.
En lieu et place du terme _livre_ nous pouvons donc utiliser l'expression "artefact éditorial".

{{< definition type="definition" intitule="Artefact éditorial" id="artefacteditorial" >}}
Le livre est un _artefact_, le résultat d'un processus technique complexe dont il conserve certaines traces qui sont autant des marques des choix techniques que des _énonciations_ — pour reprendre la théorie de l'énonciation éditoriale d'Emmanuël Souchier.
Le livre est un artefact _éditorial_, il porte ses conditions d'existence, il les révèle si nous lui consacrons une analyse théorique et pratique, et si nous acceptons de remettre en cause notre rapport à la technique comme nous y invite Gilbert Simondon.
{{< /definition >}}

L'utilisation de cette expression marque la nécessité de prendre en compte non plus seulement le résultat mais aussi et surtout le processus et ses conditions d'émergence.