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title: "L'acte, le dispositif et l'action"
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L'édition est un processus qui produit des artefacts.
L'édition est également un processus qui _agit_, mais s'agit-il d'une énonciation ? D'un geste ? D'un acte ?
Un acte est une "manifestation concrète des pouvoirs d'agir d'une personne, ce que fait une personne" {{< cite "cnrtl_acte_2012" >}}, un éditeur ou une éditrice dans notre cas.
L'édition est un processus actant puisqu'il se manifeste dans la fabrication d'une forme et la production d'un objet (le livre) résultat du travail sur un texte : c'est l'hypothèse que nous formulons.
L'édition est une action sur le monde, dont les effets peuvent être constatés, et dont les rouages dévoilent en détail cet acte ; nous écartons ainsi toute essentialisation voire toute romantisation de l'édition.

Considérer l'édition comme un acte requiert quelques préalables que nous explorons en abordant la théorie de l'_énonciation éditoriale_ d'Emmanuël Souchier {{< cite "souchier_image_1998" >}}, puis celle du _geste éditorial_ de Brigitte Ouvry-Vial {{< cite "ouvry-vial_acte_2007" >}}.
Si l'édition, processus technique, est un acte, il se traduit dans un dispositif, c'est-à-dire un ensemble complexe et organisé d'actions, qui ont un agencement spécifique.
Un _dispositif_ implique plusieurs perspectives que nous abordons, apportant aussi un regard critique nécessaire à ces propositions.
Enfin, la dimension politique du dispositif nous invite à considérer l'édition comme une action, dépendant des mécanismes techniques convoqués.
L'acte, le dispositif et l'action sont trois dimensions qui nous permettent d'augmenter la définition de l'édition jusqu'ici exposée, toujours dans l'objectif de prendre en considération les processus de fabrication des livres.


### 2.2.1. Éditer est un acte

Si un livre est considéré comme un objet ordinaire, il porte pourtant les traces d'un processus complexe.
Des empreintes diverses — structure du texte, paratexte, composition typographique, caractéristiques de l'objet imprimé, code informatique pour un livre numérique, etc. — sont laissées par des interventions multiples lors de l'édition.
Il s'agit de la théorie de l'énonciation éditoriale d'Emmanuël Souchier, théorie qui permet de prendre en considération un objet comme le livre en tant que signifiant total, mais aussi en tant qu'objet de pouvoir.

{{< citation ref="souchier_image_1998" page="140" >}}
L’énonciation éditoriale présente deux caractéristiques essentielles. La première concerne la pluralité des instances d’énonciation intervenant dans la constitution du texte ; la seconde, le fait que les marques d’énonciation éditoriale disparaissent derrière la banalité quotidienne et relèvent par là même de « l’évidence » (Brecht), du « non-événement » (Cyrulnik) ou de « l’infra-ordinaire » (Perec), autant de manifestations absorbées par ce que Montaigne ou Pascal – sur les pas de Cicéron – appelaient la « coutume ».
{{< /citation >}}

L'objet livre porte des signes — en grande partie transparents ou invisibilisés — des instances d'énonciation qui permettent son existence.
Ces signes sont souvent ignorés ou considérés comme mineurs, ils sont pourtant partie intégrante du livre et du pouvoir qu'une instance éditoriale peut exercer à travers lui.
En plus de nous placer dans la position d'un sémiologue comme nous invite à le faire Emmanuël Souchier, la théorie de l'énonciation éditoriale nous permet de prendre en considération les multiples "voix" {{< cite "souchier_numerique_2019" "310-311" >}} qui font partie du processus, cette "polyphonie éditoriale" qui révèle les "corps de métiers" qui interviennent sur le texte, et qui sont la condition d'existence du livre.

À la suite de cette théorie, Brigitte Ouvry-Vial propose d'analyser les _manières_ d'éditer dans _L'acte éditorial : vers une théorie du geste_ {{< cite "ouvry-vial_acte_2007" >}}.
Elle part du constat que l'acte éditorial n'est pas considéré dans les sciences humaines, plus particulièrement au vingtième et vingt-et-unième siècle et dans une perspective médiologique.
À la suite des travaux de Gérard Genette sur le paratexte, elle pointe la nécessité de se concentrer sur les façons de faire : il y a livre s'il y a transmission, et non uniquement parce que cet objet est produit.
Ce qui intéresse la chercheuse c'est l'édition comme processus, et plus spécifiquement comme processus de réception et de lecture.

{{< citation ref="ouvry-vial_acte_2007" page="72-73" >}}
Si l’on considère le livre comme le résultat d’un travail sur le texte et l’image dans lequel le support formel du livre imprimé, comme le texte lui-même, constituent une même séquence spatio-temporelle, éditer consiste en effet à proposer une lecture d’une œuvre écrite ou visuelle par le biais d’un arrangement conceptuel et formel (papier, format, caractères, mise en page mais aussi établissement du texte, présentation, traduction…) qui conditionne le sens et l’interprétation de l’écrit.
{{< /citation >}}

Notre recherche porte sur ce que nomme l'autrice "arrangement conceptuel et formel".
Brigitte Ouvry-Vial met en regard deux réceptions, celle de l'éditeur ou de l'éditrice, et celle du lecteur ou de la lectrice.
La réception éditoriale est une lecture spécifique, faite dans l'objectif d'une "mise en livre" d'un texte.
Il s'agit donc de comprendre les intentions de l'auteur ou l'autrice et de les traduire à travers la fabrication d'un objet éditorial.
La réception du lecteur est une lecture qui n'a pas comme objectif la remédiation du texte — remédiation qui peut se traduire par la production d'un livre.
À la suite de ces éléments elle définit l'acte éditorial comme les "pratiques culturelles et intellectuelles des éditeurs contemporains [et les] formes symboliques qui en découlent".
Brigitte Ouvry-Vial considère le terme d'_acte_ comme trop général, elle y préfère le _geste_ :

{{< citation ref="ouvry-vial_acte_2007" page="79" >}}
Le terme de geste désigne donc dans un premier temps le double acte de lecture et de mise en livre et par extension l'organisation dans le livre des conditions de réception de l'œuvre.
{{< /citation >}}

La théorie du _geste éditorial_ prolonge notamment celle d'Emmanuël Souchier.
L'usage que fait Brigitte Ouvry-Vial du terme geste se justifie dans le développement de cette théorie, tournée vers ce double mouvement de réception et de transmission, ou d'"écriture" et d'"énonciation" comme le formule la chercheuse.
D'un point de vue lexical le mot "geste" intègre une dimension de spontanéité, comme une épiphanie évanescente qui porte un acte sans le réaliser totalement.
Pour dépasser cette acception du terme "geste" que nous donnons ici, Yves Citton explore longuement son ambiguïté dans _Gestes d'humanités: anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques_ {{< cite "citton_gestes_2012" >}} et plus particulièrement à travers plusieurs contradictions.
L'une d'elle concerne l'écart entre _feintise_ et _accomplissement_, et l'action qui est permise à travers la performance.
Considérer la figure de l'éditeur plutôt que l'activité d'édition nourrit cette conception du _geste éditorial_, où la faisabilité est supérieure à la réalisation effective, où l'édition repose plus sur une reconnaissance antérieure que sur le travail technique sur un livre.

{{< citation ref="citton_gestes_2012" page="35" >}}
[…] il serait vain de vouloir distinguer trop rigidement entre les « gestes » mis en scène pour la galerie, « pour signifier », en visant des fins exhibitionnistes et manipulatrices, et les « actes » exécutés à des fins purement pratiques, sans égard envers l’existence ou l’inexistence de spectateurs.
{{< /citation >}}

Il s'agit ici de dépasser le geste pour définir l'édition comme un processus qui intègre des actions précises et multiples : lecture, structuration, correction, composition, fabrication, production, publication, etc.
Nous conservons cette expression d'_acte éditorial_, car elle intègre la dimension technique propre à l'édition en tant que processus.

{{< definition type="definition" intitule="Acte éditorial" id="acteeditorial" >}}
L'expression d'_acte éditorial_ permet de prendre en considération la question de l'action en tant qu'effet de l'édition sur le texte et qu'effet de l'objet créé sur le monde.
Le terme d'acte correspond à une définition de l'édition comme processus et comme réalisation d'une intention.
Le geste appelle une intention sans prendre en compte les conditions de réalisation de cette intention.
Nous considérons que les figures tutélaires du livre ne suffisent pas à expliquer l'édition.
Considérer l'édition comme un geste limite ce processus à une série de décisions ou à la mise en place d'un contrôle sur le texte, sans en expliquer les rouages, et donc sans décrire précisément l'édition en tant que dispositif.
L'édition est ainsi un dispositif technique permettant la médiation d'un contenu à travers la réalisation d'un artefact.
{{< /definition >}}


### 2.2.2. Un dispositif en action

L'édition est un processus technique, un acte qui est constitué par un dispositif.

{{< citation ref="bachimont_formes_2020" page="219-220" >}}
Au sens technique, un dispositif est un ensemble d'objets qui sont disposés et articulés dans l'espace, qui vont donner lieu à un déroulement temporel, une exécution […]. Un dispositif est un assemblage de pièces dont la disposition assure le fonctionnement.
{{< /citation >}}

Pourquoi _dispositif_ et non simplement _processus_ ?
Le terme de _dispositif_, bien que polysémique, précise qu'il s'agit d'un agencement d'éléments, et que cet agencement a pour objectif la réalisation d'une action.
Le terme de _processus_ définit quant à lui une suite d'étapes qui se suivent les unes après les autres, liées entre elles par une temporalité ou une suite logique, dont l'ensemble crée une cohérence.
Le processus n'explicite pas l'organisation des phases, les fonctions induites, ou le but de ces dernières.
_Dispositif_ apporte ces deux dimensions : une combinaison d'éléments qui ne relèvent pas seulement de la succession, et le but prédéfini d'une action et de ses étapes.

{{< citation ref="jeanneret_dispositif_2005" page="51" >}}
Dans l’ingénierie, le dispositif (device) désigne souvent le composant d’un système, strictement lié à une fonction, alors que dans l’analyse sociale des pratiques de communication, cette dimension technique est comprise dans le sens plus large d’une mise en ordre des signes, des relations et des pouvoirs.
{{< /citation >}}

Le terme de _dispositif_ est complexe, car il porte plusieurs sens et qu'il provoque une curiosité et une recherche du fonctionnement des choses.
Son sens philosophique engendre de nombreux positionnements théoriques et plus particulièrement dans le champ des sciences de l'information.
Une définition issue des travaux de Michel Foucault {{< cite "foucault_surveiller_1975" >}} est centrée sur la relation de pouvoir qui permet au dit et au non-dit de constituer le dispositif.
Nous nous intéressons ici au dispositif en tant qu'agencement de méthodes et d'éléments techniques opéré par une personne dans l'objectif de réaliser une action spécifique.
La _machine_ joue un rôle de catalyseur dans le dispositif, elle permet de le penser, de le formuler de façon univoque par l'entremise de l'organisation précise de briques technologiques.

À ce point de notre réflexion nous nous interrogeons sur l'effet du dispositif sur la personne qui l'utilise.
Dans les pratiques métiers de l'édition nous constatons une forme d'assujettissement : les logiciels habituellement utilisés forment un dispositif dont dépendent les personnes qui l'utilisent.
Une modification dans le fonctionnement d'un logiciel comme InDesign provoque une adaptation nécessaire des personnes qui y recourent.
La complexité du logiciel, et surtout le fait qu'il soit particulièrement difficile de le modifier — et même illégal, en effet la licence propriétaire comporte notamment cette interdiction — empêche le fonctionnement inverse : l'adaptation de l'outil aux besoins des personnes{{< n >}}Nous devons tout de même préciser qu'il est possible d'ajouter une couche logicielle par l'entremise de scripts _dans_ InDesign, mais ces scripts sont sujets à l'obsolescence en raison de l'évolution du logiciel même.{{< /n >}}.

En plus d'être un acte en tant qu'action sur les textes — et un acte en tant que les livres ont eux-mêmes une action sur le monde —, l'édition est un dispositif en cela qu'il agit sur les personnes qui l'utilisent.
Les outils techniques et leur agencement ne sont pas neutres, ils ont une influence sur la façon de penser et d'éditer un texte.
Prenons un exemple : l'affichage sous forme de _pages_ que proposent habituellement les traitements de texte ne permet pas d'appréhender une édition numérique.
Le fait que le texte soit reconfigurable avec le format EPUB, ou qu'il soit déroulable tel un rouleau ou _volumen_ avec une page web, n'est en effet pas une dimension visible par la personne qui édite ou compose un texte sur un traitement de texte.
Autre exemple : Google Doc est un traitement de texte avec des options similaires, quoi que plus réduites, à des logiciels comme LibreOffice Writer ou Microsoft Word.
Ce n'est pas un outil sémantique, la qualification des différents types de texte n'est pas mise en avant, comme les niveaux de titre (titre principal, sous-titres, etc.), c'est le rendu graphique de ces éléments qui prime.
La dimension _architextuelle_ {{< cite "genette_introduction_1979" >}} d'un document est accessoire lorsqu'un texte est édité avec un tel outil.

L'édition est un dispositif, ses conditions matérielles (ici des logiciels) nous amènent aussi à envisager qu'elles engendrent une _pensée dispositive_.
Ces dispositifs n'existent que parce que nous les considérons, et ainsi affirmer la limitation de certains logiciels n'est valable que par le positionnement que nous adoptons par rapport à ces outils.

{{< citation ref="vitali-rosati_pensee_2023" page="19" lang="fr" >}}
[…] les dispositifs matériels d'édition ne sont pas seulement des formes d'incarnation d’une pensée abstraite, mais plutôt l'expression et la réalisation de cette même pensée. Comme le suggère Louise Merzeau, on pourrait recourir au mot "dispositif" comme un adjectif et parler dans ce sens d'une "pensée dispositive", c'est-à-dire d'une pensée qui émerge à travers et par un ensemble précis de conditions matérielles et contextuelles.
{{< /citation >}}

Ainsi, les choix techniques opérés par certaines structures d'édition sont dictés par une intention autre que celle des logiciels eux-mêmes.
Dans l'étude de cas qui suit{{< renvoi chapitre="2" section="3" >}}, la structure d'édition compose son dispositif : ce ne sont pas des logiciels imposés de fait mais un choix raisonné et décidé avec une nécessité autre que la commodité ou l'efficacité.
De cet agencement survient une _pensée dispositive_ qui influence à son tour la modélisation du sens à travers des choix techniques.

Il y a donc plusieurs _dispositions_.
Il y a un dispositif imposé par des outils extérieurs ou des choix internes, mais aussi et surtout un _processus dispositif_ dont la composition dépend des contraintes matérielles et des décisions des personnes qui opèrent cet ensemble, tout en considérant l'influence qu'à ce processus sur les nouveaux choix.
Cette réflexivité, ce mouvement circulaire qui va des contingences matérielles vers les individus et inversement, est constitutif de ce que nous nommons _fabrique_, concept développé par la suite{{< renvoi chapitre="5" section="4" >}}.
Une _fabrique_ qui permet l'_action_.


### 2.2.3. Éditer = agir

{{< definition type="definition" intitule="Dispositif éditorial" id="dispositifeditorial" >}}
Un dispositif éditorial consiste en l'agencement de processus techniques en vue de produire un ou des artefacts, dans l'objectif de transmettre un texte.
Il s'agit d'un dispositif parce que c'est une suite d'opérations liées et organisées dans un but précis, et que cette organisation technique est autant l'objet de décisions qui opèrent par des contingences matérielles, que le sujet qui génère des modélisations porteuses de sens.
{{< /definition >}}

L'édition comprend une dimension politique d'abord parce que des textes — ou plus généralement des contenus — sont transmis.
Une parole, une idée ou un discours est donc rendu public, et leur réception crée des effets.
L'édition transmet un message, du livre de littérature jeunesse à l'essai, l'ouvrage promeut toujours un propos, et il peut aussi être ancré dans un mouvement intellectuel.
L'édition est un dispositif, et cette question du dispositif implique également une dimension _politique_.
Toute tentative de s'extraire de cette double dimension politique — contenu et dispositif —, et donc de promouvoir une démarche _apolitique_, est politique.
Le message, ses conditions de transmission et sa réception : ces trois éléments ont des effets dans notre environnement, et peuvent provoquer des bouleversements importants — du _Prince_ de Nicholas Machiavel {{< cite "lefort_travail_1986" >}} au plus récent _L'insurrection qui vient_ du Comité invisible publié par La Fabrique {{< cite "margantin_mots_2009" >}}, pour donner deux exemples paradoxaux.
L'édition exerce un pouvoir politique.

En tant que _pouvoir politique_, l'édition est une action sur le monde.
Cette question de l'action est centrale dans la construction que nous donnons du concept d'édition.
Nous nous concentrons plus particulièrement sur les conditions d'émergence des artefacts éditoriaux, et donc de la façon dont sont fabriqués et produits des livres.
Les dispositifs habituels, basés sur des traitements de texte ou des logiciels de publication assistée par ordinateur, laissent peu de possibilités en termes d'adaptabilité, comme dit plus haut.
Par ailleurs, ces logiciels sont pour la plupart propriétaires et conçus par des entreprises qui n'ont pas toujours de lien avec les métiers de l'édition ou de connaissance profonde du livre.
Même quand il s'agit de logiciels libres — promus comme alternative comme c'est le cas avec Scribus face à InDesign —, ces interfaces graphiques ne permettent pas toujours d'accéder aux fonctionnalités attendues.
Ou plutôt les interfaces graphiques guident les personnes qui l'utilisent à tel point qu'elles ne peuvent faire que ce qu'elles sont invitées à faire.
Des détournements sont toujours possibles, mais ceux-ci impliquent une littératie difficile à acquérir par l'usage de ces interfaces WYSIWYG{{< n >}}What You See Is What You Get, ou ce que vous voyez est ce que vous obtenez.{{< /n >}} faites de boutons.
À aucun moment la personne qui utilise ces logiciels n'est invitée à comprendre le fonctionnement inhérent, le processus éditorial étant même parfois effacé par l'entretien d'une confusion entre la sémantique du texte et sa représentation graphique.
Difficile alors de conserver une dimension politique dans le _faire_ — et donc aussi dans l'action sur le monde — quand les outils sont si fermés.

Cette question de l'action exercée avec des logiciels fait l'objet d'un article de Silvio Lorusso, intitulé "Liquider l'utilisateur" {{< cite "lorusso_liquider_2021" >}}{{< n >}}Originellement titré "The User Condition: Computer Agency and Behavior" dans sa première version en anglais.{{< /n >}}.
L'objet de ce texte est de questionner la façon dont l'informatique a évolué et évolue, ainsi que nos usages, pour nous permettre, ou non, d'_agir_.
À partir d'une distinction entre trois types d'activités, distinction empruntée à la philosophe Hannah Arendt, Silvio Lorusso analyse les interfaces informatiques et nos usages de celles-ci.
Le labeur, le travail et l'action sont trois catégories qui peuvent être résumées ainsi : le labeur consiste à faire quelque chose de périssable ; le travail permet de produire des choses durables ; et enfin l'action déclenche des changements.
En appliquant ces trois types d'activités au numérique, et à partir de plusieurs exemples — notamment le glissement vers des dispositifs informatiques toujours plus _intuitifs_ mais fermés comme le téléphone intelligent —, il aboutit au constat que nous n'utilisons ces interfaces que comme "véhicule", nous n'avons plus la possibilité d'_agir_.

{{< citation ref="lorusso_liquider_2021" page="16" lang="fr" >}}
En résumé, je propose de définir l'agentivité comme la capacité d'agir, qui est elle-même la capacité d'interrompre un comportement.
{{< /citation >}}

Pour Silvio Lorusso les logiciels et les plateformes laissent de moins en moins de possibilités pour _agir_, donc pour exercer une action qui contient en soi de l'imprévisible, ou qui offre une certaine liberté d'action ou de non action — en tant que celle-ci dépasse un encadrement strict des manipulations par la personne qui l'utilise.
L'auteur de ce long texte fait mention des travaux d'Alan Kay et Adele Goldberg dans les années 1970 autour du développement de l'informatique personnelle avec le projet "Personal Dynamic Media" {{< cite "kay_personal_1977" >}}, sur lequel nous revenons plus longuement dans le cinquième chapitre de cette thèse{{< renvoi chapitre="5" section="2" >}}.
Silvio Lorusso, en plus de promouvoir des initiatives technologiques qui permettent de conserver une large liberté d'usage, propose de repenser notre relation à l'informatique en tant que pratique créatrice :

{{< citation ref="lorusso_liquider_2021" page="26" lang="fr" >}}
Nous n'écrivons le médium informatique que lorsque nous ne générons pas simplement du contenu, mais des outils.
{{< /citation >}}

Plusieurs antagonismes sont ici proposés, notamment entre deux praticités : l'autonome qui laisse visibles les paramètres permettant le choix par l'utilisateur, et l'hétéronome qui au contraire forme une boîte noire.
L'exemple du flux RSS et du fil Twitter illustre bien cela : d'un côté la maîtrise totale pour diffuser et recevoir des informations depuis un site web (quel qu'il soit), autant en termes de création, de sélection ou de classement ; de l'autre des règles obscures avec un affichage qui dépend de paramètres en grande partie inconnus, sans possibilité de les modifier.
L'impraticité est une série de comportements anticipés, il s'agit d'un "savoir-faire" automatisé.
Pour Silvio Lorusso la littératie doit reposer sur le fait de comprendre comment les choses fonctionnent pour pouvoir automatiser ce qui peut l'être.

L'édition est un acte en tant qu'il peut permettre une action, une agentivité ou une praticité au sens de Silvio Lorusso.
L'étude de cas qui suit illustre _concrètement_ une telle pratique d'édition : le choix et la maîtrise des outils d'édition amènent à repenser plusieurs éléments dont les artefacts produits, mais aussi la publication desdits outils.