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e146a504antoinentl edit: versionnement des fichiers PDF a month ago
                                                                                
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title: "Abrüpt et ses antilivres, une expérimentation éditoriale"
chapitre: 2
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L'édition est une activité, un acte et un processus dispositif, mais comment cela se traduit-il dans un projet éditorial précis ?
Après quelques exemples abordés dans les deux sections précédentes, nous dédions cette étude de cas à une structure d'édition, et plus précisément à un livre et à une série d'outils mis en place pour le fabriquer.
Abrüpt se démarque de manière forte dans le paysage éditorial en général, et dans l'espace francophone et européen en particulier.
Les livres — et les _antilivres_ — d'Abrüpt révèlent une autre manière de faire de l'édition, que nous étudions désormais afin de confirmer plusieurs des hypothèses présentées jusqu'ici dans ce chapitre, et plus spécifiquement la dimension d'acte de l'activité éditoriale.
Cette étude de cas vise à prouver que certaines initiatives, comme celle d'Abrüpt, imposent un nouveau paradigme, celui de publier conjointement des livres sous différentes formes et les outils qui permettent de les _fabriquer_.
Des livres et des dispositifs — les _fabriques_ — de cette maison d'édition sont ici présentés en détail.

Un chapitre d'un ouvrage collectif dirigé par Pascal Mougin — _Littérature et design_ — est en cours de parution {{< cite "fauchie_antilivre_2023" >}}, dans lequel nous analysons trois livres et _antilivres_ d'Abrüpt, dont _L'incendie est clos_ d'Otto Borg dont il est question ici.
L'objectif de cette étude de cas consiste plutôt à décrire la structure d'édition en tant qu'elle met en place des dispositifs pour expérimenter l'édition et la littérature.


### 2.3.1. Présentation d'une maison d'édition à la marge

Le travail éditorial d'Abrüpt ne peut se résumer à une présentation formelle, tant les productions diverses et multiples de cette structure sont originales et non conventionnelles.
Abrüpt est une maison d'édition suisse basée sur _les Internets_, c'est ainsi qu'elle se définit sur son site web :

{{< citation ref="abrupt_organisation_2023" >}}
À la recherche de cette altération, notre situation demeure les Internets, là où le déracinement réticulaire entretient la virtualité de nos dérives.
{{< /citation >}}

Elle a ceci de particulier qu'elle propose un catalogue original, des ouvrages aux formats singuliers mais aussi des objets critiques ou littéraires comme, notamment, des manifestes, qui les accompagnent.
Les livres qui composent le catalogue sont des essais, des pamphlets ou des créations littéraires.
Autant des rééditions que des œuvres inédites.
Entre le printemps 2018 et l'automne 2023 ce sont 51 livres qui ont été publiés, de _L'Espagnole_ de Simone Weil (un recueil de textes autour de la guerre d'Espagne) à _Fournais_ de Pierre-Aurélien Delabre (un objet non identifié qui rassemble des fragments littéraires de tons et de formes diverses) en passant par _Mémoire vive_ de Pierre Ménard (une "suite d'épiphanies" comme le présente Abrüpt) ou _Enfer.txt_ (une révision performatrice du texte d'Arthur Rimbaud, _Une saison en enfer_) issu du collectif éphémère ZAP.
La littérature est au centre de cette maison d'édition, et les formes ou formats sont multiples et complémentaires : des livres imprimés (et référencés dans les bases de données des librairies) ou imprimables (à construire soi-même depuis le site web de la maison), des livres numériques, des fichiers téléchargeables, des sites web comme des _livres web_ {{< cite "fauchie_livre_2017" >}}, ou encore des fichiers sources versionnés.
Ces artefacts sont commercialisés ou mis à disposition librement — tant dans l'accès que dans la réutilisation.

En plus du format imprimé vendu sur son site web{{< n >}}[https://abrupt.cc](https://abrupt.cc){{< /n >}} et en librairie, et du format EPUB commercialisé sur les plateformes habituelles, Abrüpt propose des "antilivres".
Il s'agit de versions librement accessibles comme les formats numériques téléchargeables, mais le livre imprimé lui-même est également nommé ainsi.
La maison d'édition définit elle-même le terme d'antilivre dans un long manifeste dont voici un extrait :

{{< citation ref="abrupt_antilivre_2023" >}}
L’antilivre est une métamorphose, est son désordre, est l’affirmation d’une littérature des courts-circuits, de sa circulation joyeuse, contre l’époque, contre le livre et sa grammaire, contre sa chaîne et ses ronronnements, pour un futur des altérations, pour une information libre et réticulaire, pour une multitude éclairée par celle-ci.
{{< /citation >}}

Abrüpt se positionne en opposition à un écosystème établi, en tant qu'électron libre parmi d'autres.
Pour préciser ces questions de formes, de formats et d'accès qui sont au cœur de la pratique éditoriale d'Abrüpt, prenons l'exemple d'un livre, _L'incendie est clos_ d'Otto Borg.
Il s'agit du troisième livre d'Abrüpt, publié en juin 2018.
Comme la majorité des titres du catalogue de l'éditeur, l'ouvrage est proposé dans une version imprimée et dans plusieurs versions numériques.
L'objet _papier_ est issu d'une impression à la demande, procédé déjà évoqué{{< renvoi chapitre="1" section="1" h3="2" >}} qui allège la maison d'édition en termes d'investissement financier et de gestion des stocks.
Abrüpt utilise les outils de fabrication, de production et de diffusion de notre époque, ce qui inclut ce mode d'impression.
Nous ne savons rien sur l'auteur de _L'incendie est clos_, Otto Borg, à part deux textes publiés chez Abrüpt et quelques brèves lignes sur le site web de l'éditeur.
_L'incendie est clos_ est un livre qui s'apparente à de la poésie politique.
Chaque page est constituée d'une ou de quelques phrases cinglantes, qui donnent à voir une situation sociale.
Cette peinture est froide et sans détour, souvent grinçante et impitoyable.
Lire _L'incendie est clos_ d'une traite laisse un goût amer dans la bouche, le lecteur est pris à partie en tant que témoin de notre monde.

{{< citation ref="borg_lincendie_2018" page="44" >}}
Dans le silence de la salle de bain ou dans le garage du pavillon résidentiel, quelques manifestants contre la réforme du droit du travail se sont saisis par le col, seuls par le col à l’aide d’un tuyau dans le silence de la salle de bain ou dans le garage du pavillon résidentiel.
{{< /citation >}}

Avec l'ouvrage imprimé et le fichier PDF mis en accès libre vient un antivilivre dit dynamique{{< n >}}[https://www.antilivre.org/lincendie-est-clos/](https://www.antilivre.org/lincendie-est-clos/){{< /n >}}.
Il s'agit d'une page web, fond noir, avec quatre actions représentées par quatre boutons&nbsp;: "bouscule", "détruis", "dénonce" et "pollue".
Le texte est là mais caché sous les pixels noirs, il se révèle en _frottant_ l'écran.
Le lecteur ou la lectrice doit donc agir pour lire.
Il est déjà possible de faire un rapprochement entre ces actions de lecture et le contenu des fragments, le lecteur dévoile le texte tout comme le texte dévoile une réalité sociale.
L'action "bouscule" permet de passer au fragment suivant sans que l'écran ne soit à nouveau noirci, c'est l'action "détruis" qui réinitialise la disparition des lettres.
"dénonce" est un colophon très synthétique accompagné d'une seconde injonction : "P.S. Dessine sur l'écran noir (et sur les murs de nos villes)."
Enfin, "pollue" déclenche une capture d'écran.
Le qualificatif de "dynamique" sied bien à ce livre numérique, puisqu'une action déclenche un résultat.
La page n'est pas _statique_, elle est le résultat de modifications provoquées par les personnes qui le lisent.
Cette dimension donne à cet artefact un lien fort avec son contenu.

{{< figure type="figure" src="antilivre-incendie.png" legende="Capture d'écran de l'antilivre dynamique _L'incendie est clos_ d'Otto Borg (extrait 1)" >}}

L'examen du code source de cette page web nous amène à une observation importante : tout est compris dans un seul fichier.
Une page web fait souvent appel à plusieurs ressources placées dans plusieurs fichiers, comme une feuille de style, des polices typographiques, des images ou des scripts.
Ici tout est réuni dans un seul fichier HTML, et c'est suffisamment rare pour être souligné.
Cette démarche, que certaines personnes qualifieront de _low-tech_ {{< cite "fourmentraux_disnovation_2017" >}}, est même à contre-courant des usages actuels.
En effet, l'immense majorité des sites web ont recours à des ressources externes à la page web, mais qui peuvent être hébergées sur le même espace ou serveur, et même très souvent à des ressources extérieures provenant d'autres serveurs. Les polices typographiques proposées par Google en tant que service est un exemple parmi d'autres.
Il y a un effort de concision dans la conception de cet antilivre dynamique, les quelques lignes de HTML se suffisent à elles-mêmes.

Plusieurs hypothèses peuvent expliquer ce choix technique, la principale étant sans doute la portabilité.
Un seul fichier signifie que ce _livre_ peut être transporté facilement, contrairement à un site web classique qu'il faut encapsuler – c'est-à-dire que les différents fichiers sont rassemblés et déclarés dans un système d'archivage, c'est d'ailleurs la fonction du format de livre numérique EPUB.
La maison d'édition elle-même fait ce constat {{< cite "abrupt_idees_2019" >}}.
Il y a ici une adéquation entre la démarche de l'éditeur – "Nous nous organisons autour de textes qui s’agitent et se révoltent, s’altèrent en antilivres, s’échouent en partage" {{< cite "abrupt_abrupt_2023" >}} – et l'implémentation technique adoptée.

{{< figure type="figure" src="antilivre-incendie-2.png" legende="Capture d'écran de l'antilivre dynamique _L'incendie est clos_ d'Otto Borg (extrait 2)" >}}

L'antilivre dynamique _L’incendie est clos_ d'Otto Borg est le premier de la maison d'édition, c'est son coup d'envoi, un dispositif de dévoilement {{< cite "saemmer_litterature_2019" >}}, une interface génératrice d'images.
Cet antilivre est un environnement dynamique sans compromis, qui propose un nouvel espace de lecture et d'écriture qui n'est pas une duplication de l'imprimé :

{{< citation ref="bolter_writing_2001" page="13" lang="en" >}}
Writing, even writing on a computer screen, is a material practice, and it becomes difficult for a culture to decide where thinking ends and the materiality of writing begins, where the mind ends and the writing space begins. With any technique of writing–on stone or clay, on papyrus or paper, and on the computer screen–the writer may come to regard the mind itself as a writing space.
{{< /citation >}}

Abrüpt s'empare du numérique pour faire de cette _écriture matérielle_, habituellement traduite dans un livre imprimé, un artefact avec de nouvelles dispositions de lecture.
Abrüpt adopte les potentialités du _numérique_ en fabriquant des formes riches et en produisant des formats qui ne sont pas la copie de ce qu'est un livre imprimé.
Pour parvenir à cela la maison d'édition a mis en place un environnement d'édition particulier.
Elle investit, plus qu'elle fait usage, des moyens informatiques.


### 2.3.2. Des livres produits autrement

Abrüpt est une maison d'édition inattendue tant par le catalogue et ses formes inédites que par le recours à des outils imprévus dans le domaine de l'édition littéraire.
Le caractère insaisissable définit en effet les livres d'Abrüpt et plus particulièrement les antilivres dynamiques — des sites web tous différents —, ce sont des formes diverses et réinventées.
En plus de l'intérêt que peuvent revêtir les artefacts eux-mêmes comme avec l'antilivre présenté ci-dessus, Abrüpt est un cas original (et radical) aussi dans la manière dont ils sont produits.
À travers les antilivres ce sont les pratiques d'édition qui sont interrogées, il ne s'agit pas que d'une nouvelle modalité de diffusion ou de lecture.

Malgré l'utilisation majoritaire de logiciels d'édition comme InDesign — logiciels propriétaires et disposant d'une interface graphique — dans les métiers du livre, Abrüpt fait un pas de côté.
Abrüpt fait irruption dans un environnement numérique, avec à sa disposition de nombreux outils.
Le format et l'outil au centre de ses pratiques sont le format texte {{< cite "perret_format_2022" >}} et le convertisseur Pandoc {{< cite "dominici_overview_2014" >}} — dont il est question plus longuement par la suite{{< renvoi chapitre="4" section="2" >}}.
Le format texte, "un fichier qui ne contient que des caractères", permet de baliser sémantiquement les textes qui sont convertis en de multiples formats de sortie grâce à Pandoc.
Le logiciel Pandoc, utilisé en ligne de commande, a été initialement créé par un universitaire, John McFarlane, pour des usages d'édition académique{{< renvoi chapitre="4" section="3" h3="5" >}}.
Il ne s'agit pas d'un logiciel commercialisé par une entreprise privée à but lucratif, mais d'un programme pensé, développé et maintenu par un chercheur en philosophie.
Pandoc permet de passer d'un format balisé à un autre, en appliquant des modèles de données comme des _templates_ HTML ou LaTeX.
L'objectif est de pouvoir travailler le texte dans des fichiers facilement lisibles mais disposant néanmoins de commandes adressées à des programmes informatiques.
D'autres logiciels ou programmes informatiques sont utilisés par Abrüpt, comme Make pour formaliser les commandes appliquées, ou LaTeX pour une post-conversion afin d'obtenir un format PDF — utile notamment pour l'impression.
Il est possible de deviner les modes de fabrication des livres de cette maison d'édition sur les dépôts de chacun d'eux.
Par exemple le dépôt de _L'incendie est clos_ {{< cite "abrupt_incendie_2021" >}} révèle les sources (et un peu la méthode) de fabrication du livre.
Des fichiers aux formats Markdown (`.md`), LaTeX (`.tex`), JSON (`.json`) ou HTML (`.html`) contiennent le texte original du livre, tandis que quelques feuilles de styles regroupent des éléments de mise en page.
Le choix des formats lui-même donne des indications, aussi dans ces fichiers subsistent quelques commentaires, entre les lignes de code, pour orienter leur utilisation.

C'est du côté du _Gabarit Abrüpt_ {{< cite "abrupt_gabarit_2021" >}} qu'il faut se tourner pour disposer de plus d'informations sur la méthode.
Dans la description du dépôt regroupant les éléments de ce gabarit, de nombreux détails sont donnés sur son fonctionnement.
Des instructions sont clairement énoncées sur le fonctionnement général et sur l'adaptation à d'autres usages.
Un effort important est donc placé ici pour la présentation de cet outillage et pour le partage de propositions de modélisation du texte.
Cette modélisation porte deux grands principes.
Le premier est la distinction entre la source des contenus (un ou plusieurs fichiers au format balisé Markdown), les modèles (ici le gabarit), des formats pivots (comme LaTeX, pont nécessaire entre le format initial Markdown et le résultat final PDF) et des artefacts dans différents formats (comme HTML pour l'antilivre dynamique, le PDF ou l'EPUB).
Ce principe permet de séparer ce qui concerne le travail sur le texte et les artefacts issus de l'édition via une modélisation des objectifs éditoriaux.
Ces _énonciations_ {{< cite "souchier_image_1998" >}}, qui sont autant d'instructions formulées par des humains pour des machines dans ce qui constitue un acte éditorial, sont lisibles dans les fichiers au format texte.
Le second principe est celui du _single source publishing_ ou publication multi-formats à partir d'une source unique{{< renvoi chapitre="4" section="4" >}}.
Il s'agit de ne disposer que d'une seule source pour produire plusieurs formats de sortie, cela est possible grâce à la séparation entre contenus et modèles.

Abrüpt apporte un soin notable pour expliquer sa démarche et la rendre accessible.
Cette démarche transparaît à travers d'autres éléments que la mise à disposition des sources des livres ou de leurs outils de fabrication.
Les plus remarquables sont des _manifestes_.
Il y a le manifeste des antilivres déjà évoqué, mais aussi un texte sur le site web d'Abrüpt{{< n >}}[https://abrupt.cc/manifestes/](https://abrupt.cc/manifestes/){{< /n >}}, et indiqué comme "Manifeste(s) (au pluriel)".
Ce texte est une suite de fragments présenté sur une page web, fragments dont la disposition est modifiable.

{{< figure type="figure" src="abrupt-manifestes.png" legende="Capture d'écran de la page web \"Manifeste\" du site web d'Abrüpt" >}}

Le pluriel convient à ce texte qui peut donc être agencé de très multiples façons, en effet les quatre-vingt-dix-neuf fragments qui le composent peuvent être disposés dans un nombre important de possibilités.
Soit en déplaçant chaque phrase, soit en cliquant sur le texte "(au pluriel)" qui propose une disposition aléatoire.
La forme même du manifeste — ou _des_ manifestes — est une remise en cause des formats habituels.
Le texte se recompose en impliquant les personnes qui le lisent.
Le manifeste est ici lié aux outils qui le produisent, tant sa forme plurielle n'est possible que par l'usage du langage de balisage HTML et du langage de programmation JavaScript.
En mettant en scène ainsi ses intentions, Abrüpt affirme un acte plus qu'un geste, en impliquant aussi les lectrices et les lecteurs dans cette action.


### 2.3.3. Un non-geste éditorial et des actes éditoriaux

Comme nous l'avons vu{{< renvoi chapitre="2" section="1" >}} via l'apport de la théorie de l'acte éditorial de Brigitte Ouvry-Vial {{< cite "ouvry-vial_acte_2007" >}}, le terme "geste" est ambigu.
Le _geste_ suppose une part d'inspiration extérieure qui échappe à l'activité d'édition qui est pourtant technique.
Dans notre approche de l'édition le _geste_ éditorial n'existe pas, car il sous-entend que la présupposée inspiration dépasse les rouages techniques nécessaires à la réalisation du travail sur un texte.
L'édition ne dépend pas d'autre chose que des actes des différentes personnes et outils impliqués dans cette activité, la technique n'est pas qu'une partie de l'édition, elle la constitue.
L'édition est un acte, il s'agit d'un processus clairement défini, quand bien même les formes qu'il porte ou qu'il produit sont, elles, génératrices de confusion ou d'ambiguïté.
La démarche d'Abrüpt est une vigoureuse affirmation de ce positionnement : l'activité d'édition n'est pas un _geste_, car elle requiert un ensemble de techniques précises, agrégées dans des technologies d'édition.

Ces technologies d'édition sont étudiées dans leurs différentes expressions, nous nous intéressons ici plus particulièrement aux technologies d'édition dites _numériques_.
Julie Blanc et Lucile Haute ont établi un panorama de ces technologies depuis le début des années 1960 jusqu'en 2018 {{< cite "blanc_technologies_2018" >}}.
Que ce soit des formats, des programmes informatiques, des logiciels, des bibliothèques de code ou des plateformes, les deux chercheuses ont répertorié plusieurs centaines de _technologies_ permettant de faire de l'édition avec le numérique ou l'informatique.
Les logiciels, formats et programmes utilisés par Abrüpt apparaissent dans cette frise temporelle, comme autant de satellites assemblés en une constellation cohérente.
La pile technique constituée par cette maison d'édition assume d'une part le choix du logiciel libre et d'autre part le refus de recourir à des outils industriels.
Ce positionnement technologique est profondément politique, il est motivé par une volonté d'expérimenter librement et de constituer ainsi de nouveaux modèles épistémologiques.

Abrüpt joue sur plusieurs plans, à la fois sur le dévoilement des sources de ses livres, sur le positionnement sur de nombreux espaces et enfin sur l'autodéfinition de ses démarches.
Le dévoilement des sources permet de structurer son travail d'édition, non pas uniquement autour des artefacts, mais aussi avec la matière dont ils sont faits.
La maison d'édition a mis en place plusieurs sites web, mais est aussi présente sur des plateformes comme GitLab, YouTube, Twitter ou Mastodon pour diffuser le résultat de son travail d'édition.
À travers les manifestes Abrüpt opère une autodéfinition, autodéfinition performative et parfois abscons mais néanmoins présente.
Les nombreuses expressions d'Abrüpt forment un ou des actes, d'une beauté esthétique certaine et disposant d'une forte cohérence globale (titres, catalogues, formes/formats, codes, outils).
Il s'agit d'une initiative d'édition _avec_ et _en_ numérique.
Pour expliciter l'originalité de ce positionnement, nous devons désormais définir un concept clé ici : l'éditorialisation.