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title: "Le numérique : culture, politique et ubiquité"
chapitre: 3
section: 1
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Nous établissons un cadre pour appréhender le numérique et pour déterminer son rôle majeur dans le champ de l'édition.
Il ne s'agit pas uniquement de constater les changements induits par le numérique dans l'édition, mais également de mettre en relation les questions d'édition avec celles du numérique pour circonscrire ce domaine vaste, et pour disposer d'une définition précise.

{{< definition type="definition" intitule="Numérique" id="numeriquedefinition" >}}
Le numérique est une infrastructure technique permettant l'échange de données, il est composé de dispositifs d'affichage et d'interaction.
Le numérique permet le développement d'usages à partir de technologies, ces technologies bénéficient en retour de ces pratiques pour évoluer.
Le numérique est constitué de l'informatique en tant que modélisation calculatoire sur laquelle des machines diverses traitent des informations à l'aide de programmes, instanciés grâce à des protocoles et des standards.
Le numérique est englobant et ubiquitaire, car il se structure avec le _métamédia_ qu'est l'informatique.
Des services comme le Web se fondent sur des réseaux de réseaux comme Internet, et font émerger des modalités d'écriture et d'édition, multiples et protéiformes.
Les _cultures numériques_ se forment avec les terminaux, les logiciels, les plateformes, les protocoles, les normes et les standards.
{{< /definition >}}

Pour confirmer cette définition nous débutons notre recherche par une description de l'informatique à partir d'éléments contextuels techniques et historiques.
Nous pouvons alors considérer des _cultures numériques_, qui sont autant la somme des pratiques plurielles que les fondements inhérents à cet assemblage technique et social que constitue le numérique.
Enfin nous relevons des dimensions critiques du numérique, à la fois pour montrer l'ambivalence des enjeux et l'hétérogénéité des positions politiques qui constituent justement ces cultures.


### 3.1.1. L'informatique : de la discrétisation à l'applicatif

{{< citation ref="cardon_culture_2019" page="23" >}}
La réalité derrière le numérique, derrière les écrans, les interfaces et les services que nous utilisons, c'est l'informatique.
{{< /citation >}}

Domaine d'activités vaste, et discipline scientifique, l'informatique est une façon de traiter, de transmettre ou de représenter de l'information {{< cite "guilhaumou_lexique_1969" "62 et 113" >}}, le plus souvent avec un ordinateur — mais aussi avec d'autres dispositifs comme des automates.
Dans _Culture numérique_, Dominique Cardon donne quelques éléments synthétiques qui permettent de comprendre le fonctionnement d'un ordinateur : c'est une machine qui calcule, ces calculs sont basés sur la logique et sur trois fonctions élémentaires que sont la disjonction, la conjonction et la négation.
L'ordinateur est une machine à calculer, son objectif premier est de réaliser des opérations impossibles pour des personnes humaines.

L'origine de l'informatique et les bases du fonctionnement de l'ordinateur, dans lesquels Alan Turing a joué un rôle déterminant, sont liées au texte.
En 1936 Alan Turing conceptualise, dans un article fondateur {{< cite "turing_computable_1937" >}}, une machine capable de réaliser n'importe quel type de calcul.
Il procède à une expérience de pensée dans laquelle les données et les programmes sont une même chose, concevant ainsi une machine — abstraite — permettant de réaliser n'importe quel calcul.
Quelques années après cette publication, Alan Turing est recruté par l'armée britannique pour créer une machine capable de décoder les messages de l'armée allemande pendant la seconde guerre mondiale.
Il s'agit de résoudre un problème textuel avec les mathématiques : rendre lisible des messages cryptés.
Les développements de l'informatique qui suivent sont surtout consacrés aux calculs balistiques, toutefois cette machine computationnelle _universelle_ est un système qui permet de modéliser du texte et de le traiter comme données.

L'un des aspects fondamentaux de l'informatique, directement lié à la dimension de calculabilité, est le concept de _discrétisation_.
Dans un environnement numérique où tout est opérations mathématiques, chaque information est représentée par une série de 0 et de 1 — aussi appelée chiffres en base 2.
Ces informations sont _discontinues_, contrairement à un signal analogique qui est, lui, _continu_.
Une donnée discrète est une donnée calculable, qu'un ordinateur peut lire, modifier, écrire, éditer — notons qu'il s'agit ici de calcul, mais aussi d'écriture et d'édition.
Ce signal numérique apporte un avantage inestimable à l'époque de la reproductibilité industrielle : une information peut être copiée sans perte, contrairement à une information analogique qui ne peut conserver l'entièreté de sa qualité initiale lors de la copie d'un support à un autre.

Cette avancée technique engendre des tensions représentatives d'un nouveau paradigme, comme le passage de l'analogique au numérique, ou le stockage et la gestion d'importantes quantités de données.
L'information continue analogique ne peut être totalement transcrite par une information discontinue numérique, il y a nécessairement une perte au moment de l'_échantillonnage_, quand bien même le signal numérique comporte beaucoup d'informations.
Les systèmes permettant de convertir ces informations sont de plus en plus performants, mais il y a de fait deux modélisations épistémologiques irréconciliables.
La deuxième tension concerne la difficulté de stocker et de gérer des informations qui sont toujours plus nombreuses.
Même si les capacités de stockage augmentent, l'enjeu est d'être aussi capable de lire, classer ou transmettre ces informations.
Ces deux exemples de tensions, parmi d'autres, révèlent le numérique comme "une forme très spécifique de modélisation du monde devant être comprise dans une longue continuité de mathématisation du réel" {{< cite "vitali-rosati_fait_2021" >}}, une forme qui est désormais partout, et qu'il est possible d'appréhender uniquement si nous définissons notre position par rapport au numérique.

D'un point de vue pratique, un ordinateur est en mesure de comprendre des instructions et de réaliser les opérations correspondantes, mais ce fonctionnement est déterminé par sa capacité à reconnaître des types d'information pour appliquer le traitement adéquat.
Cette dimension d'_interopérabilité_ conditionne fortement le développement du matériel et du logiciel, en effet la compatibilité entre plusieurs composants ou entre plusieurs machines se traduit par la mise en place de standards et de protocoles.
Un standard est un ensemble d'éléments de référence qui permettent de s'accorder sur la façon dont des informations doivent être représentées dans un environnement précis.
Il s'agit de _recommandations_ qui sont partagées au sein d'une communauté{{< n >}}À ne pas confondre avec la _norme_, qui est un ensemble de _règles_ déterminées et approuvées par un organisme qui dispose d'une reconnaissance sociale, gouvernementale ou souvent économique.{{< /n >}}.
Un standard est créé pour éviter toute ambiguïté, et pour permettre à des humains ou des machines de communiquer entre eux (humains-machines mais aussi machines-machines) sur une base commune.
Le protocole a beaucoup de points communs avec le standard, notamment sur la question des conventions partagées, mais il s'agit plus précisément de la circulation ou de l'échange de données entre des entités.
En informatique, là où le standard peut avoir une application individuelle — par exemple un format que plusieurs programmes peuvent interpréter —, le protocole concerne plusieurs machines et la façon dont elles peuvent communiquer.
L'interopérabilité est le modèle conceptuel à l'origine des standards et des protocoles, dont le Web est probablement une des implémentations les plus emblématiques : une page web peut être lue de façon presque identique quel que soit le matériel ou le système d'exploitation.

L'informatique s'est développée rapidement, autant en termes de capacité de calcul que d'invisibilisation de ses processus techniques.
Il n'est plus nécessaire de savoir lire en base 2 ou d'utiliser un compilateur pour se servir d'un ordinateur, et cela remet en cause notre capacité à conserver un regard critique sur ces technologies {{< cite "kittler_there_1995" >}}.
La dimension _applicative_ de l'informatique, en cela qu'elle est presque toujours proposée derrière une interface, peut être considérée de façon ambivalente.
La facilité d'accès engendre un développement des pratiques que nous ne pouvons pas regretter, même si cela se fait au détriment de l'acquisition d'une littératie.
Ces pratiques constituent, de façon disparate et multiple, une culture numérique.


### 3.1.2. Des cultures du numérique

Une acception commune consiste à définir le numérique comme l'usage de l'informatique en tant que média capable de simuler tous les autres.
Le numérique ne peut pas se réduire pas à ces dispositifs techniques, les usages de ces dispositifs forme une _culture_ constituante.
Elle est "la somme des conséquences qu'exerce sur nos sociétés la généralisation des techniques de l'informatique" {{< cite "cardon_culture_2019" 18 >}}.

Avant Dominique Cardon, Milad Doueihi a identifié et analysé la reconfiguration des pratiques culturelles avec le numérique en faisant plusieurs constats, notamment la place importante prise par les questions juridiques et d'ingénierie dans la constitution de cet environnement, ou les effets de duplication d'une culture de l'imprimé {{< cite "doueihi_grande_2008" >}}.
Ce qui ressort plus particulièrement de _La grande conversion_, c'est l'importance des formes émergentes et la matérialité des dispositifs, en effet cette _culture numérique_ ne peut se constituer qu'avec des supports et des processus de production d'artefacts.
Mais qu'est-ce que la culture ?

{{< citation ref="cavallari_culture_2019" >}}
[…] la « culture » est un ensemble varié et cohérent, on pourrait dire un système, de pratiques et de visions du monde, de valeurs et de savoirs, de méthodes et de comportements, de façons de penser et de communiquer, de protocoles et de normes, d’instruments de la connaissance et les connaissances mêmes qui en découlent. Si ce système, dont la dimension constitutive est sociale, est articulé, agencé et régi par une technologie aussi diffusée et omniprésente que la technologie numérique, alors la culture numérique peut être conçue comme la culture à l’époque du numérique.
{{< /citation >}}

Peppe Cavallari ajoute, "la culture ne peut pas ne pas être numérique".
L'ouvrage _Culture numérique_ de Dominique Cardon aborde les nombreuses dimensions de cette _culture_, en revenant plusieurs fois sur les éléments qui en font une exception.
Les trois "lignes de force" permettent de prendre la mesure de ces singularités : "augmentation du pouvoir des individus par le numérique", "apparition de formes collectives nouvelles et originales" et "redistribution du pouvoir et de la valeur" {{< cite "cardon_culture_2019" "7-8" >}}.
Le numérique est quelque chose qui se pratique, quand bien même nous ne maîtrisons pas tous les rouages de cette mécanique complexe, et cette pratique est réflexive.
En effet, "si nous fabriquons le numérique, le numérique nous fabrique aussi" {{< cite "cardon_culture_2019" "9" >}}.

Les conditions techniques du numérique ont permis à cette culture de se constituer.
Lorsque nous parlons de "numérique", nous intégrons implicitement à cette notion l'informatique, Internet, le Web, les dispositifs qui permettent de les utiliser et de les détourner, et les nombreuses pratiques induites.
Le numérique n'a pu se développer et engendrer des usages aussi répandus que grâce à l'agencement de ces _briques techniques_, cet agencement n'est possible que grâce à une dimension essentielle : la mise en place de _protocoles_ et de _standards_.
Nous avons distingué plus haut ces deux termes, précisons que leur élaboration dépend de mécanismes d'édition et de publication.
Les RFC, ou _Request for Comments_, sur lesquelles Internet est construit, sont par exemple des spécifications techniques qui reposent sur un système de soumission, de discussion et de validation devant confirmer leur pertinence pour ensuite prévoir leur implémentation.
Les standards du Web sont développés au sein du W3C (World Wide Web Consortium) qui est chargé de les documenter, afin qu'ils soient implémentés.
Si le numérique dispose de couches techniques dont le fonctionnement dépend d'une adoption commune et d'une certaine homogénéité, en revanche les usages sont particulièrement divers, tout comme les positionnements politiques vis-à-vis de ces technologies, c'est pourquoi nous parlons plutôt _des cultures numériques_ au pluriel.


### 3.1.3. Des dissidences critiques

L'informatique, comme toutes techniques ou technologies, suscite des critiques au moment de son développement et de son avènement.
Ce regard critique est une dimension importante lors de l'émergence de nouveaux outils, surtout lorsque ceux-ci amènent des bouleversements sociaux et culturels.
Certains mouvements technophiles, et notamment les initiatives numériques et industrielles en provenance de la Silicon Valley, ont tendance à étouffer, à ignorer et à moquer ces modes d'expression, au profit d'un modèle politique et économique libertarien {{< cite "alexandre_tech_2023" >}}.
À titre d'exemple, nous pouvons remarquer combien le luddisme est aujourd'hui considéré comme un rejet du progrès, alors que son objet et ses raisons sont bien plus complexes {{< cite "sale_revolte_2006" >}}.
Les critiques exprimées lorsque de _nouvelles technologies_ ou de nouveaux médias apparaissent révèlent aussi l'objet de leur mise en place, en opposition aux discours positivistes qui les précèdent.

Les interventions critiques sur la technique sont nombreuses.
En sciences humaines nous pouvons signaler — notamment — Jacques Ellul, Ivan Illich, Bernard Stiegler ou Gilbert Simondon, mais d'autres voix singulières et plus discrètes, exprimées et diffusées _avec_ le numérique, exposent des critiques pertinentes sur l'informatique.
Parmi elles, "Thèses sur l'informatique" est un texte pamphlétaire publié une première fois en ligne en 2018 puis imprimé en 2020 par _Véloce_, une "revue et collectif révolutionnaire".
La volonté de diffuser ce texte largement, en mettant en ligne une version facilement accessible, s'ajoute à une démarche de publication qui oscille entre fanzinat (avec l'absence d'ISBN, et la fabrication artisanale et presque amateure qui révèle quelques erreurs de fabrication) et édition limitée (avec la numérotation des exemplaires).
Cet objet est influencé autant par une culture du livre que par une culture numérique, ce qui en fait un objet éditorial d'autant plus intrigant.

{{< citation ref="noauthor_theses_2020" page="32" >}}
Le développement de l’informatique a d’abord bouleversé l’infrastructure économique, transformé la façon de produire ; et voilà qu’un demi-siècle plus tard, l’intégralité des conduites et des modes de pensée s’aligne sur les ordinateurs. Leur réseau recouvre l’ensemble de la société.  
On ne peut expliquer cet essor de l’informatique que par la contradiction des forces productives et des rapports de production.
{{< /citation >}}

La critique, construite sous forme de courts fragments — des _thèses_ —, aborde l'informatique sous l'angle sociologique avec une forte influence marxiste.
L'informatique est considérée comme un outil, ou comme une partie ou le tout d'une démarche globale de production — d'objets ou de valeurs.
La question qu'engendre son adoption très large est la perte de maîtrise des outils de production — comme le mouvement luddite l'avait bien exprimé.
L'introduction de l'informatique, et par extension du numérique, partout, augmente ce phénomène :

{{< citation ref="noauthor_theses_2020" page="33" >}}
Si le capitalisme vend à chacun son moyen d’accès au réseau, c’est pour ne pas rendre à tous les moyens de produire.
{{< /citation >}}

C'est ici un point d'achoppement avec des éléments que nous avons déjà abordés concernant la question de la production et de l'édition{{< renvoi chapitre="1" section="1" >}}, où l'usage généralisé de l'informatique implique de s'interroger sur la nature même des objets qui sont ainsi produits, ainsi que sur la possible dépossession des outils d'édition.
Avec ce texte publié par et dans _Véloce_, nous pouvons observer une démarche d'édition et de publication qui donne à voir un double mouvement de critique et de performativité de cette critique.
En ne se limitant pas à une version _numérique_ (une page web), _Véloce_ entend conserver une certaine maîtrise dans la fabrication puis la diffusion d'un artefact éditorial.
Et en même temps cette revue affirme, en publiant d'abord en numérique, qu'il est possible de faire autre chose avec le numérique que de nourrir un modèle économique capitaliste.
D'autres visions du monde font l'objet d'initiatives qui refusent des outils de contrôle pour favoriser des démarches d'émancipation.


### 3.1.4. Pour un numérique politique

Le numérique est fondé sur des protocoles, des standards et des logiciels, dont leurs conditions d'accès façonnent leur développement et nos usages.
Il ne peut y avoir de culture(s) numérique(s) qu'avec une libre circulation de ces modèles épistémologiques.
À ce titre, le mouvement dit du "logiciel libre" joue un rôle prépondérant dans la constitution de nos environnements numériques.

Le logiciel libre entend porter des valeurs qui dépassent le cadre strict du développement informatique, pour aboutir à une libre utilisation de l'informatique par toutes et tous.
Il s'agit d'une forme d'utopie {{< cite "broca_utopie_2018" >}}, tant les ambitions autour de projets comme la FSF{{< n >}}La Free Software Foundation est une organisation à but non lucratif basée aux États-Unis dont la mission est la promotion du logiciel libre.{{< /n >}} ou le projet GNU{{< n >}}GNU est système d'exploitation, ou _operating system_ en anglais, libre.{{< /n >}} sont grandes, prônant une forme de liberté via la maîtrise de la technologie.
Le logiciel libre est articulé autour de quatre libertés : l'utilisation du programme/logiciel, l'étude et la modification du code, le partage de copies, la distribution du code modifié.

{{< citation ref="stallman_what_1986" lang="en" >}}
The word "free" in our name does not refer to price; it refers to freedom. First, the freedom to copy a program and redistribute it to your neighbors, so that they can use it as well as you. Second, the freedom to change a program, so that you can control it instead of it controlling you; for this, the source code must be made available to you.
{{< /citation >}}

Ce projet se concrétise par la mise en place de licences appliquées à des programmes ou des logiciels, le but étant ici d'inciter à la modification du code, notamment pour inviter les personnes qui le souhaitent à contribuer.
Ces licences sont des descriptions de ce qu'il est possible de faire ou non avec des précisions sur le contexte, les conditions d'application ou encore les questions de profit liées à la mise à disposition du code ou des logiciels.
Ces dimensions philosophiques sont en partie gommées dans ce qui est appelé l'_open source_.
Cette transposition industrielle du logiciel libre qu'est le mouvement _open source_ est une volonté d'accélérer les développements économiques liés à l'ouverture du code informatique — quitte à passer sous silence les motivations originelles pourtant déterminantes du logiciel libre.
Dans les faits, aujourd'hui, il n'y a pas de différence notable entre une licence _libre_ et une licence _open source_.
Un simple détail permet de prendre la mesure de cette _subtile_ différence d'approche : sur le site web de l'initiative Open Source apparaît un _copyright_ `©` à côté de "Open Source", comme si l'initiative d'ouverture du code devait elle-même être limitée dans ses usages.
_A contrario_, le projet GNU est organisé dès son origine en cédant ses droits à la fondation (à but non lucratif) qui le gère, et donc à ses utilisatrices et ses utilisateurs.

Le projet politique du logiciel libre s'est répandu au point de concerner également les créations artistiques, avec l'apparition des licences Creative Commons en 2001.
Il s'agit de contrats cadrant l'usage d'œuvres, d'abord dans une démarche de mise en ligne, mais aussi pour des contenus diffusés par d'autres moyens que sur les réseaux Internet.
L'objectif est de déclarer les types de réutilisation possibles, comme c'est le cas avec le logiciel ou le code sous licence libre ou _open source_.
Le _copyright_ classique ne permet effectivement pas une diffusion et une circulation sur le Web, alors que les licences Creative Commons proposent un dispositif en donnant plusieurs combinaisons basées sur des éléments faciles à comprendre : l'attribution, l'usage non commercial, la limitation dans l'échantillonnage, et le partage à l'identique (avec l'attribution d'une licence équivalente).
Les Creative Commons, initiées notamment par le juriste Lawrence Lessig, s'inspirent directement du développement informatique et du logiciel libre, proposant des outils libres, légaux et techniques pour permettre la constitution de cultures _avec_ le numérique.
L'engouement autour des Creative Commons est important {{< cite "bert-erboul_les_2015" >}}, à tel point que certaines plateformes comme Flickr l'adoptent comme fonctionnement par défaut.
Cette forme de transposition est également un marqueur de cette impossibilité de séparer totalement les contenus et les outils qui permettent leur manipulation.

À cette dimension de propagation il faut ajouter celle d'_ubiquité_ : le numérique s'insère partout.
Il faut noter à quel point, en quelques dizaines d'années pour l'informatique puis en quelques années pour Internet puis le Web, le numérique touche à toutes les activités humaines.

{{< citation ref="citton_angles_2023" page="369" >}}
L'expression de "numérique ubiquitaire" (_ubiquitous computing_) a été forgée dès 1988 par Mark Weiser, dans le cadre de son travail à Xerox PARC.
Il le concevait comme une troisième phase de développement des systèmes informatiques, après une première phase centrée sur d'énormes ordinateurs collectifs (_mainframe_) et une deuxième phase caractérisée par la multiplication des ordinateurs personnels (_PC_).
Cette troisième phase se caractérise par le fait que les appareils numériques deviennent invisibles parce qu'ils se répandent partout.
{{< /citation >}}

Cette _invisibilisation_ du numérique ne contribue pas à maintenir un regard critique dans notre rapport à la technique.
Nous devons permettre un dévoilement continu des rouages de cet environnement qu'est le nôtre, pour mieux l'appréhender et le comprendre, et pour s'émanciper.
Si une forme de généralisation du numérique est observable depuis les débuts de l'informatique, les usages ne sont pas homogènes.
Internet et le Web, malgré une certaine homogénéisation générée ou entretenue par les jardins fermés tels que les grandes multinationales et plateformes parfois qualifiées de GAFAM (pour Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft), conservent des modèles épistémologiques très divers, comme nous avons déjà pu le voir avec Abrüpt{{< renvoi chapitre="1" section="3" >}}.
Derrière une uniformité de façade, le numérique dispose de nombreux _angles morts_, pour reprendre le titre de l'ouvrage par Yves Citton, Marie Lechner et Anthony Masure.