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title: "Le livre numérique ou la pensée homothétique"
chapitre: 3
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  publishResources: true
  render: never
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Le numérique est ubiquitaire en tant qu'il touche à toutes les strates des activités humaines, y compris le livre et l'édition.
L'avènement d'une _culture numérique_ passe aussi par la _numérisation_ du livre, par sa transposition dans un environnement où tout doit être calculé, impliquant ainsi un changement (profond) de paradigme qui oblige à repenser cet objet.
Dans le cadre de notre étude nous analysons désormais ce qu'est le _livre numérique_.
Il est symptomatique de la constitution d'une certaine culture numérique, surtout avec le développement d'un important catalogue d'objets numériques _homothétiques_.
Cette mise en perspective d'une _homothétisation_ de modèles épistémologiques est réalisée en définissant le livre numérique comme reproduction d'un modèle imprimé _dans_ un écosystème numérique, puis par l'analyse de la transformation de la chaîne du livre induite par l'émergence d'un tel objet.
Autrement dit nous questionnons la supposée innovation qu'est le livre numérique, en tant que symptôme d'un rapport problématique avec le numérique — et plus globalement avec la technique.


### 3.2.1. Quelques définitions du livre numérique

{{< citation ref="jamet-pinkiewicz_linfini_2018" >}}
L’expression de « livre numérique » entretient une ambiguïté sur la nature du livre sur le plan de son contenu. Elle recouvre une grande diversité d’objets textuels qui mettent en relation le projet littéraire et artistique avec ses conditions d’existence matérielles et techniques.
{{< /citation >}}

Définir le livre numérique, après le livre, est une tâche complexe qui soulève des interrogations théoriques dans le champ des sciences de l'information et plus particulièrement de l'étude des médias.
Comme pour le livre imprimé, le livre numérique porte les conditions de son existence, directement liées à sa structuration en tant qu'artefact numérique.

{{< citation ref="noauthor_livre_2010" >}}
Livre disponible en version numérique, sous forme de fichier, qui peut être téléchargé, stocké et lu sur tout appareil électronique qui en permet l'affichage et la lecture sur écran.
{{< /citation >}}

Cette définition de l'Office québécois de la langue française révèle les ambiguïtés de cette association _livre_ et _numérique_, et font également apparaître des enjeux et des questionnements en lien avec l'édition.
Il s'agit tout d'abord d'une _version_, laissant supposer qu'un livre numérique est encore un livre, et qu'il peut coexister avec d'autres formes ou formats.
Ensuite, la question du fichier sous-entend l'existence d'un environnement constitué par l'informatique, il y a donc une machine qui calcule des informations structurées pour permettre leur affichage et leur lecture.
Il s'agit de lire sur un appareil électronique qui se charge de traiter ces données.
Enfin, cette lecture est permise par l'intermédiaire d'un écran, le texte est donc mis en forme pour être interprété par des humains, il s'agit d'un travail de rendu graphique spécifique qui diffère de l'imprimé {{< cite "cramer_lire_2011" >}}.

{{< citation ref="epron_livre_2018" >}}
Le terme de « livre numérique » porte en lui sa définition, le poids de son héritage et les contraintes de son état. En effet, en construisant le nom de ces fichiers numériques sur la base du terme « livre », nous avons lié explicitement l’un à l’autre.
{{< /citation >}}

Le livre numérique est ainsi un prolongement du _livre_, avec des caractéristiques originelles communes et de nouvelles particularités.
Les nécessités de conserver un lien filial entre ces deux objets sont autant économiques que culturelles.
En effet, il s'agit de pouvoir identifier le _livre_ en tant que rémanence culturelle avec tout son héritage et sa légitimité, tout en lui conférant une valeur marchande qui ne doit pas remettre en cause celle de l'imprimé, mais également en valorisant ses (nouvelles) spécificités liées au support _écran_.
Dans le cas de structures d'édition qui sont amenées à publier conjointement des versions _imprimées_ et _numériques_, l'enjeu est important.


### 3.2.2. La possibilité du livre numérique : entre standard, dispositif technique et volonté éditoriale

Recommençons.
Définir le livre numérique est à la fois simple, car son histoire est récente et documentée, et complexe, car les rares définitions formalisées répondent à des modèles épistémologiques souvent opposés {{< cite "fauchie_origines_2019" >}}.
Un consensus s'accorde sur le premier livre numérique historique avec la mise à disposition de la Déclaration d'indépendance des États-Unis sour forme de fichier texte par Michael S. Hart en 1971.
Loin d'être la première expérience de _lecture_ numérique ou de _littérature_ numérique, cette date révèle déjà un élément analytique déterminant : lorsqu'il s'agit de livre numérique il est important d'associer le contenu, sa diffusion et le dispositif de lecture — le modèle économique vient malgré tout après.
L'apport de Michael S. Hart porte autant sur le format choisi que sur le mode de diffusion.
Il s'agit d'un (simple) fichier texte, choix guidé par les limites de l'époque ne permettant pas de mise en forme — pas plus que d'encodage en UTF-8, ce qui limite l'utilisation de certains caractères.
Le livre est diffusé via le réseau Internet d'alors, c'est-à-dire Arpanet et ses quelques ordinateurs connectés.
Même si la diffusion est limitée, plusieurs personnes ont accès à ce fichier et l'objectif sous-jacent est bien une diffusion, quelle qu'en soit l'échelle — il ne s'agit donc pas d'une expérimentation isolée.
L'affichage induit par ce format oblige alors à un rendu relativement similaire selon les personnes et les machines — notamment les sauts de lignes gérés dans le format texte, et la non-adaptation du texte à la taille de l'écran.
L'objectif premier n'est pas d'expérimenter une nouvelle _forme_ d'écriture ou de lecture, mais plutôt de permettre un accès plus large et plus rapide — et plus facile, dans une certaine mesure — à un contenu textuel.
D'autres expérimentations peuvent être considérées comme antérieures à celle-ci, comme l'_Index Thomisticus_ de Roberto Busa, l'_Enciclopedia Mecánica_ d'Ángela Ruiz Robles, ou certaines expérimentations de Douglas Engelbart ou Andries van Dam autour de l'hypertexte.

Le fichier texte partagé par Michael Hart est avant tout une preuve de concept, le premier titre d'une longue suite, rapidement rejoint par des classiques de la littérature — d'abord majoritairement en langue anglaise.
En effet, cette _mise en livre numérique_ de la Déclaration d'indépendance des États-Unis a donné lieu à une initiative qui a beaucoup influencé le devenir du livre numérique : le projet Gutenberg {{< cite "lebert_projet_2008" >}}.
Le choix du nom — Gutenberg Project — n'est pas anodin, le numérique étant alors perçu comme un nouveau moyen de diffuser largement la connaissance.
C'est un projet humaniste qui rassemble une communauté active autour de la numérisation et de la mise en accès gratuite de livres dans le domaine public.
Ces contenus, qui sont libérés de leur propriété économique marchande, peuvent donc circuler librement.
La plateforme{{< n >}}[https://gutenberg.org](https://gutenberg.org){{< /n >}}, mise en place dès les débuts du Web en 1994, propose plusieurs formats, dont le format texte précédemment cité, mais aussi des formats HTML ou PDF.
La lecture se fait alors majoritairement sur des écrans d'ordinateurs, seul dispositifs connectés à Internet jusqu'au début des années 2000.
Ce projet est autant humaniste que patrimonial, revendiquant un droit d'accès à la culture au-delà des institutions comme l'école ou l'université.
Comme le souligne Amaranth Borsuk, les textes sont désormais consultables à n'importe quel moment, indexables par des moteurs de recherche, et archivables par des institutions et des individus {{< cite "borsuk_book_2018" "213-217" >}}.
Il s'agit d'une des trois dimensions nécessaires à l'émergence et à l'adoption du livre numérique : la constitution d'un catalogue accessible.

Plusieurs initiatives s'efforcent de définir un format standard pour ce nouvel objet numérique, répondant à des contraintes propres au livre : une structuration du texte, une déclaration des contenus (organisation en parties, présence de médias) et des métadonnées.
Des recherches convergent vers le format EPUB {{< cite "marcoux_livrel_2014" >}}, dont l'IDPF{{< n >}}L'International Digital Publishing Forum est un consortium à visée commerciale.{{< /n >}} puis le W3C{{< n >}}Le World Wide Web Consortium absorbe l'IDPF en 2017, les deux structures partageant beaucoup de points communs.{{< /n >}} est le garant de sa standardisation.
Parmi les principes fondateurs de l'EPUB, le plus déterminant est l'interopérabilité, il s'agit d'assurer une compatibilité d'interprétation et de lecture par plusieurs logiciels dédiés à cette tâche.
Le fichier EPUB, qui dispose d'une extension du même nom, est un dossier compressé, un ensemble de fichiers rassemblés grâce un _manifeste_ qui précise leur organisation.
La technologie XML, et plus spécifiquement le format XHTML, permet de structurer sémantiquement les _pages_, à laquelle des feuilles de style sont associées pour assurer la mise en forme, enfin des métadonnées descriptives sont formalisées avec Dublin Core.
Il s'agit d'un site web _encapsulé_, le format EPUB s'inspire donc beaucoup du fonctionnement du Web en tant que support de lecture numérique.
L'objectif de la mise en place de ce format est double : sa portabilité — ce que permet difficilement un site web — et sa mise en vente.
Enfin ce format doit aussi pouvoir être _protégé_, et ainsi limiter sa copie et son partage pour ne pas perdre le contrôle des rétributions.
C'est la deuxième condition du livre numérique : un format interopérable et standard.

Diverses recherches autour de dispositifs portables de lecture, inspirés du livre imprimé, aboutissent en 2004 à la première _liseuse_ à _encre électronique_ accessible, la Sony Librie, puis à une commercialisation plus large avec le modèle PRS-500 en 2006.
Le prix accessible ainsi que sa mise à disposition relativement large permettent à un nombre suffisamment important de personnes de pouvoir l'acquérir et de voir émerger des _situations_ de lecture numérique.
Il y a eu de nombreux précédents, dont la tablette SoftBook en 1996 qui a précédé l'iPad, ou plus tôt encore en 1960 avec le Dynabook, un projet ambitieux mené notamment par Alan Kay que nous abordons plus longuement par la suite{{< renvoi chapitre="5" section="2" >}}.
L'apport de l'encre électronique est décisif pour pouvoir, enfin, disposer d'un appareil portable et avec une grande autonomie, et proposant un confort de lecture proche du livre imprimé.
Avec la technologie de l'_encre électronique_, l'énergie n'est nécessaire que pour changer l'état de l'écran et donc son affichage, les billes d'encre pouvant conserver leur état (blanc ou noir) pendant très longtemps.
L'appareil est particulièrement léger, bien moins lourd que la SoftBook par exemple — 250 grammes contre 1,3 kilogrammes.
Un rétroéclairage est bientôt ajouté à tous les modèles — l'encre électronique ne diffuse pas de lumière —, et des écrans intègrent même de la couleur.
Au moment de la sortie de la PRS-500, soit plus de trente ans après le lancement du projet Gutenberg, il est possible de _lire_ dans des conditions très similaires à celles du livre imprimé, sans la contrainte d'un dispositif lourd et peu autonome.
Cette condition est la troisième et dernière permettant l'_apparition_ du livre numérique et de ses usages.

La disponibilité de titres du domaine public crée un engouement autour de la lecture numérique, et incite quelques maisons d'édition pionnières à proposer aussi leurs titres dans ce format.
Des structures vont jusqu'à ne publier _que_ des livres numériques, c'est le cas de Publie.net en France, qui pendant ses premières quatre années ne propose pas de versions imprimées {{< cite "habrand_publienet_2010" >}}.
Les catalogues des maisons d'édition sont progressivement numérisés, jusqu'à ce que les titres soient publiés conjointement aux formats imprimé et numérique.

La question économique est un enjeu majeur du livre numérique, qui a des répercussions sur toute la chaîne et donc aussi sur le livre imprimé.
La question du prix du livre numérique a animé le monde du livre pendant un certain temps.
Trop bas, il contribue à une perte de valeur symbolique.
Trop haut, il est considéré comme un frein au développement des usages.
Plusieurs analyses tendent à envisager la stratégie des grandes maisons d'édition, vis-à-vis de l'établissement de ce prix, et pendant la première décennie du livre numérique, comme une réaction de réticence face à l'inquiétude de perdre la maîtrise des flux économiques.
Plusieurs épisodes ont ponctué l'essor du livre numérique, dont en Europe la question de savoir s'il s'agit d'un bien culture ou d'un service, la taxe associée variant de 5 à 20%.
Après quelques soubresauts dont différents types de maisons d'édition s'offusquent, le livre numérique partage enfin le même statut que le livre imprimé dans la plupart des pays.
Entre l'initiative du Projet Gutenberg et les réactions diverses des maisons d'édition, les bibliothèques de lecture publique ont joué un rôle important dans l'accompagnement de cette stabilisation et de cette reconnaissance.
Elles ont été à la fois initiatrices avec le prêt numérique {{< cite "dillaerts_loffre_2017" >}}, laboratoires de lecture numérique avec l'acquisition puis le prêt de matériels, et partenaires de certaines initiatives éditoriales en s'abonnant à des offres d'éditeurs.
Les bibliothèques ont été promotrices autant que critiques de ce nouvel établissement livresque, en mettant à disposition des titres, des offres, des dispositifs, des espaces d'échange et de découverte.

{{< definition type="definition" intitule="Livre numérique" id="livrenumerique" >}}
Un _livre numérique_ est la transposition du modèle du livre dans l'écosystème numérique.
Cela signifie tout d'abord l'utilisation de l'informatique pour la conversion ou la création des artefacts éditoriaux, puis la mise en réseau des fichiers produits afin de les rendre disponibles, et enfin l'usage de terminaux électroniques pour la lecture des fichiers.
Le livre numérique répond à un modèle épistémologique qui met le livre, dans sa forme classique, au centre, reproduisant autant que possible l'objet ainsi que les pratiques d'édition.
{{< /definition >}}

Ce que nous n'avons pas dit, c'est que l'écrasante majorité des titres numériques, proposés dès 2006 par les maisons d'édition, sont des livres dits _homothétiques_.
Autrement dit une duplication des livres imprimés sur un nouveau support.
Cette approche, qui résulte d'une considération particulière du numérique dans la chaîne du livre, mérite d'être explicitée en détail.


### 3.2.3. La justification du livre homothétique

{{< citation ref="noauthor_vocabulaire_2012" >}}
Livre numérique.  
Ouvrage édité et diffusé sous forme numérique, destiné à être lu sur un écran.
Note :

1. Le livre numérique peut être un ouvrage composé directement sous forme numérique ou numérisé à partir d'imprimés ou de manuscrits.
2. Le livre numérique peut être lu à l'aide de supports électroniques très divers.
3. On trouve aussi le terme « livre électronique », qui n'est pas recommandé en ce sens.
{{< /citation >}}

En France il aura fallu plusieurs années avant qu'une définition légale ne soit donnée pour le livre numérique, confirmant son droit d'exister aux côtés du livre imprimé.
Cette définition stabilisée, très proche de celle de l'Office québécois de la langue française, cadre l'expression "livre numérique" principalement pour faciliter sa commercialisation et l'avènement d'un modèle marchand bien loin de l'utopie du Projet Gutenberg.
Le livre numérique peut désormais cohabiter aux côtés d'autres formats, et principalement le format imprimé.
Notons que cette cohabitation de plusieurs formats, formes ou versions est un motif qui se répète.
Le livre de poche{{< renvoi chapitre="1" section="1" >}} a par exemple été considéré comme une évolution importante du livre, sans que son apparition ne vienne faire disparaître les formats d'alors.
Comme le livre de poche, le livre numérique accompagne de nouvelles pratiques de lecture, de consommation, mais aussi de création ou d'édition.

Ces pratiques restent pourtant assez limitées, en effet elles n'adoptent pas toutes les potentialités offertes par le numérique.
Les livres numériques des sites marchands, ou des bibliothèques ouvertes ou libres (comme le Projet Gutenberg), sont presque uniquement _homothétiques_.
L'homothétie est un concept mathématique, plus précisément une transformation géométrique qui permet de reproduire un objet par le biais d'une projection.
L'usage de ce terme s'est répandu pour définir un livre numérique qui a les mêmes propriétés que son homologue papier, propriétés néanmoins _projetées_ dans un environnement numérique.
Ainsi, même si une translation est opérée, le livre numérique homothétique ne propose pas de fonctionnalités supplémentaires autres que celles permises par un dispositif numérique.
Parmi elles nous pouvons signaler la modification de l'affichage (détails typographiques divers), les liens hypertextes internes (comme une table des matières), des marque-pages multiples, la recherche en plein texte ou encore l'accès à un dictionnaire.
S'il s'agit là de modifications notables par rapport à l'équivalent imprimé, il n'en reste pas moins que le contenu, lui, reste le même.
Autrement dit les potentialités du numérique sont utilisées uniquement pour permettre la lecture du même texte.

Le livre numérique homothétique n'est néanmoins pas un facsimilé.
Ce dernier, qui peut être dans un format numérique — souvent le format PDF qui permet un affichage constant quel que soit l'environnement —, reproduit les caractéristiques graphiques du livre imprimé.
Le caractère homothétique se définit ici par un contenu identique à un modèle imprimé, tout en s'inscrivant dans un nouvel environnement — numérique.

{{< citation ref="jamet-pinkiewicz_linfini_2018" >}}
Si les livres numériques homothétiques reprennent certains aspects du livre imprimé, ils peuvent aussi, tout en préparant les interactions avec le texte en fonction de son horizon d’attente, échapper à ce modèle par des déplacements ou des hybridations.
{{< /citation >}}

Le constat de Florence Jamet-Pinkiewicz donne un éclairage complémentaire à notre propos : sans remettre en cause le contenu du livre lui-même, le livre numérique homothétique propose un environnement de lecture différent qui peut constituer en soi un nouveau modèle épistémologique.
Les possibilités de personnalisation de la mise en page du livre font partie de ces glissements, il s'agit aussi d'un pouvoir important sur le texte mis entre les mains des personnes le lisant {{< cite "renou-nativel_les_2012" >}}.

Le livre numérique homothétique s'oppose au livre numérique _enrichi_, bien moins répandu dans les catalogues commerciaux.

{{< citation ref="trehondart_livre_2016" page="16" lang="fr" >}}
Les livres numériques "enrichis" sont, en revanche, décrits comme des œuvres expérimentales, porteuses d'une tension créatrice liée à l'intégration des potentialités animées et manipulables de l'écriture numérique.
{{< /citation >}}

Les expérimentations _enrichies_, comme les décrit Nolwenn Tréhondart dans sa thèse dédiée à ce sujet, sont plus complexes à diffuser et à vendre en raison de ces formes plurielles et parfois imprévisibles.
Plusieurs tentatives participent à cette volonté d'embrasser le numérique en tant que nouveau médium, comme les liens hypertextes, la mise en réseau, l'embarquement de médias divers ou encore les fonctionnalités inhérentes aux dispositifs (écran tactile, géolocalisation, positionnement de la tablette, microphone, etc.).
Ces expérimentations ont accompagné le développement du livre numérique dans sa globalité, parfois au sein de structures plus proches du jeu vidéo que de l'édition, ou parfois en s'associant à ces démarches multimédia.
C'est le cas de Mnémos en France, qui a développé un catalogue de livres numériques homothétiques en parallèle de projets plus audacieux intégrant des enrichissements propres au numérique {{< cite "combet_univers_2015" >}}.
Le livre numérique enrichi pose problème car il échappe à une commercialisation classique.
Ses formats sont divers et souvent non interopérables — par exemple les applications uniquement conçues pour les tablettes iPad de la marque Apple.
Les fichiers contiennent des médias imposant en poids (taille des fichiers), voire en puissance de calcul nécessaire à leur lecture (images et vidéos en haute résolution, scripts gourmands en ressources).
Par ailleurs certaines fonctionnalités avancées en font des objets rapidement périssables, des mises à jour étant nécessaires pour la compatibilité avec certains matériels ou systèmes d'exploitation.
Des contraintes qui, en plus des coûts importants de développement, limitent une diffusion large.

La chaîne du livre numérique s'est ainsi essentiellement constituée autour du livre numérique homothétique, considérée comme un segment plus stable permettant un développement économique certain et un déplacement des usages raisonnables.
Si de grands espoirs ont été nourris sur l'apport du numérique dans les pratiques éditoriales, dans les faits l'industrie du livre n'a pas modifié ses modèles de production, de diffusion et de distribution, encore largement basés sur ceux de l'imprimé.

{{< citation ref="mollier_breve_2022" page="128" lang="fr" >}}
Dans un univers où les groupes géants reposent d’abord sur une force de vente remarquablement organisée, de la diffusion à la distribution, l’édition a tendance, on l’a vu à plusieurs reprises, à devenir secondaire, et, même si c’était le cas dès l’origine chez Flammarion, cette tendance s’est renforcée au XX<sup>e</sup> siècle et accentuée encore au XXI<sup>e</sup>.
{{< /citation >}}

En France et en Europe, les activités de certaines maisons d'édition, dont les plus grandes en taille, se concentrent sur la diffusion et la distribution en raison de leur rentabilité.
Cela explique le peu d'engouement pour le livre numérique — y compris homothétique.
Les rares expérimentations des grandes maisons, sur le terrain du livre numérique enrichi, sont des preuves de concept — sans passage à l'échelle — ou des opérations de communication pour convaincre d'un secteur ancien qui innove.

Voyant un marché en train de se constituer sans eux {{< cite "benhamou_livre_2014" >}}, les structures d'édition adoptent tout de même le numérique avec le livre numérique homothétique, considéré surtout comme un canal de commercialisation supplémentaire.
La forme _homothétique_ est appliquée au livre, mais aussi à toute la chaîne du livre.
Des investissements importants sont effectués pour accueillir ce nouveau format et pour pouvoir le vendre.
Le numérique, finalement, est vu comme un moyen d'exploiter le livre (commercialement) plutôt que comme une reconfiguration des modes de création, de production ou de diffusion.
Sous couvert d'innovation, le monde de l'édition a ainsi engagé des investissements très limités dans le numérique en tant que _façon de faire_ et beaucoup plus dans l'adaptation des flux de circulation des données, de commercialisation des fichiers et de verrouillage des usages pour maîtriser les modes d'accès.
Attention tout de même ici à ne pas considérer ces changements comme minimes, ils imposent déjà une vision particulière du livre, où la commercialisation de la connaissance ou de la littérature se fait au détriment des libertés permises jusqu'ici par un support imprimé.
Les critiques du livre numérique sont nombreuses, considérant une certaine dérive du monde du livre vers une _dématérialisation_ de nos vies {{< cite "biagini_assassinat_2015" >}}, entretenant une vision profondément technophobe.

Tentant de reproduire le modèle industriel construit autour de l'imprimé, le monde de l'édition — ou plutôt les usages majoritaires — continue de considérer la technique d'abord comme un moyen d'accélérer les modes de production ou de les rentabiliser.
L'équilibre économique des structures d'édition, basé sur les activités de diffusion et de distribution du livre imprimé, se voit bouleversé par l'introduction du livre numérique qui ne nécessite plus le même type d'acheminement.
La seule option acceptable est l'_homothétisation_ du livre numérique et de la chaîne numérique dans son ensemble.
Il ne s'agit donc pas d'utiliser la technologie pour considérer de nouveaux modes de création, d'écriture, d'édition, de fabrication ou de production, mais de dupliquer un fonctionnement établi sans questionner cette nouvelle disposition.
Néanmoins d'autres initiatives existent, guidées non pas par une recherche de profit — voire de rentabilité —, mais par une volonté d'explorer d'autres modèles épistémologiques _avec_ le numérique — et non _grâce à_.
Deux modèles épistémologiques cohabitent : un numérique qui duplique et un numérique qui invente.


### 3.2.4. Vers un désenclavement d'une pensée homothétique avec les technologies du Web

Nous observons, dans la constitution de cet _écosystème_ numérique de l'édition, une accélération accompagnée d'une volonté de rentabiliser les moyens de production du livre.
Le format EPUB est un exemple de cette plus forte industrialisation, et spécifiquement les modes de _protection_ qui lui sont appliqués.
En effet, si ce format permet une portabilité de ses contenus structurés, il est — par défaut — partageable sans restriction.
Une des prérogatives de bon nombre des maisons d'édition est donc de pouvoir empêcher cette libre circulation.
La longue litanie des DRM (Digital Right Management ou Mesures techniques de protection en français) commence, la seule solution technique adoptée largement est alors celle de l'entreprise Adobe, acteur pourtant éloigné de la chaîne du livre{{< n >}}La société Adobe développe tout de même un logiciel comme InDesign, largement utilisé dans le domaine de l'édition pour faire de la publication assistée par ordinateur.{{< /n >}}.
Le marquage des fichiers ne rencontre pas l'unanimité, ce moyen permet pourtant de ne pas dépendre d'un tiers et de ne pas obliger les lecteurs et les lectrices à utiliser des applications de lecture spécifiques, et à se créer un compte sur le service Adobe Digital Editions — qui peut par ce biais recueillir de précieuses données de lecture.
L'alternative LCP (Licensed Content Protection), interopérable et sans intermédiaire, est mise en place pour simplifier cette méthode de protection des fichiers.
Son adoption ne peut toutefois être que longue, en raison de la mise en place d'une standardisation, et des spécifications techniques qui l'accompagnent et qui doivent être implémentées à une large échelle.
À la fin des années 2010 une polarisation est constatée entre d'une part des téléchargements pirates que tentent d'enrayer les grands groupes d'édition, et d'autre part les jardins fermés d'Amazon{{< n >}}Amazon va même jusqu'à créer son propre format pour la liseuse Kindle, format propriétaire et donc non-interopérable.{{< /n >}} et d'Apple qui excluent les libraires et réduisent les marges des éditeurs.

Face au format EPUB, le _livre web_ est un objet qui dénote.
Objet marginal, et pourtant cadré dans sa forme, le livre web est une alternative fonctionnelle au livre numérique tel qu'il est répandu actuellement (format EPUB avec ou sans DRM).
Présent comme mode de formalisation du livre numérique, mais peu théorisé, il peut être défini comme ceci :

{{< citation ref="fauchie_livre_2017" >}}
Un livre Web (web book) est un livre consultable dans un navigateur : une collection de documents organisés, structurés en parties (comme des chapitres), avec des outils de navigation (comme une table des matières), lisibles sur le Web et accessibles par des hyperliens. Il existe différentes modalités technologiques : mobile (_responsive_), consultable hors connexion, _Progressive Web Application_ (PWA), etc.
{{< /citation >}}

Cet objet est intéressant pour trois raisons : sa dimension formelle expérimentale, la difficulté de le commercialiser, et ses méthodes de fabrication.
Le livre web bénéficie en effet de toutes les possibilités offertes par les technologies du Web en termes de mise en forme ou de fonctionnalités, mais limiter l'accès à un site web implique des mécanismes de gestion de comptes complexes.
Cela explique son usage pour des livres techniques, des manuels ou des textes académiques, qui peuvent exister selon des modalités économiques autres.
C'est ce que signale à juste titre Anthony Masure en faisant le lien entre recherche scientifique et publication ouverte, et entre constitution de la pensée et design des publications {{< cite "masure_mutations_2018" >}}.
Enfin, le livre web dispose des modes de fabrication des technologies du Web.
Contrairement à la production d'EPUB centrée majoritairement sur l'usage du logiciel InDesign, ces technologies permettent d'envisager une convergence entre cette forme émergente et la recherche de nouveaux modes de fabrication.
Le livre web ne représente pas seulement une originalité formelle, il questionne le fonctionnement même du marché et de l'économie du livre.
Dans le cadre d'un écosystème stabilisé — le modèle du livre imprimé —, le livre web remet en cause les figures d'autorité, de légitimité ou de diffusion, et propose un fonctionnement qui déstabilise les acteurs traditionnels et leur pouvoir.
Pour expliciter ce point, nous prenons trois exemples de chaînes de publication.

Hachette, The Getty et Ed sont trois dispositifs mis en place pour fabriquer ou produire des livres avec les technologies du Web, adoptant des modes d'édition numérique qui diffèrent de l'_homothétisation_ précédemment abordée.
Le premier exemple est l'usage des technologies du Web par le groupe d'édition Hachette pour la production des livres imprimés dans le domaine dit _trade_ — des romans ou des essais contenant majoritairement du texte.
L'objectif est d'accélérer les modes de production et d'adopter une logique de flux permise par des contenus structurés avec les technologies du Web, plutôt que l'usage de logiciels comme InDesign {{< cite "cramer_beyond_2017" >}}.
Cette méthode — que nous détaillons plus longuement par la suite{{< renvoi chapitre="5" section="2" >}} — permet d'imprimer ainsi d'imprimer des pages web via l'utilisation d'un logiciel spécifique.
The Getty, fondation et musée, a mis en place une chaîne de publication numérique et multimodale nommée Quire qui reprend ce principe {{< cite "fauchie_les_2020" "6-8" >}}.
L'idée ici est de publier des catalogues d'exposition en plusieurs formats, une version imprimée et plusieurs numériques, à partir d'une même source.
La chaîne de publication repose sur un langage de balisage qui structure les contenus, et sur plusieurs composants (interchangeables) qui convertissent et organisent les fichiers.
Le troisième exemple est Ed, un outil développé dans le champ des humanités numériques pour produire des livres web avec un minimum de dépendances technologiques {{< cite "gil_design_2019" >}} : un générateur de site statique basé sur un langage de balisage léger, et des possibilités d'hébergement du site web à moindre coût ou gratuit.
Ces trois initiatives révèlent des méthodes et des outils divers, dans trois contextes différents qui ont en commun de s'éloigner de la logique logicielle — un outil générique qui peut tout faire — et de reconfigurer les modes de validation et de diffusion.


### 3.2.5. Pour une redéfinition du livre

L'_homothétisation_ de l'édition n'est pas une fatalité comme le prouve les expérimentations ci-dessus, plusieurs regards théoriques rejoignent ces initiatives et permettent d'envisager une reconfiguration plus enthousiasmante du livre avec le numérique.
Hubert Guillaud et Pierre Mounier proposent deux positionnements, respectivement autour des potentialités sociales du livre avec Hubert Guillaud, et dans la dimension de _réinscriptibilité_ du livre numérique avec Pierre Mounier.
Les deux auteurs ont en commun leur participation à l'ouvrage _Read/Write Book_ {{< cite "dacos_read-write_2009" >}} ainsi que l'engagement dans une pensée critique du numérique en général et du livre numérique en particulier.

Pour Hubert Guillaud, le livre numérique marque une évolution plus profonde de notre relation avec l'écrit, guidée par une sociabilisation du livre.
Le numérique modifie grandement notre rapport au livre et donc à la connaissance ou à la littérature, que ce soit par la mise en réseau avec le Web, ou par une forme de _mémorisation_ collective et collaborative.

{{< citation ref="guillaud_quest-ce_2010" page="60" >}}
Pourquoi lisons-nous si ce n’est, le plaisir passé, pour partager, pour soi ou avec d’autres, ce que nous lisons, comme le montre chaque jour le web 2.0 des conversations ou les marges de nos livres que nous remplissons d’annotations ?
{{< /citation >}}

Cette vision d'un livre numérique commentable, annotable, connecté, en réseau, rejoint celle de Pierre Mounier sur la dimension mouvante des contenus avec ce nouveau média.
Selon Pierre Mounier, un livre _numérique_ ne peut être considéré comme tel qu'à condition de pouvoir être modifié continuellement — et collectivement.
Le livre numérique doit être réinscriptible, c'est-à-dire que son contenu doit pouvoir être modifié en tout temps, y compris après sa _publication_.

{{< citation ref="dacos_ledition_2010" page="88" >}}
Dernières arrivées dans le paysage de l'édition électronique, les initiatives éditoriales nativement en réseau constituent un bouleversement majeur et sont souvent vues comme une menace pour les acteurs de l'édition. […] Le fait technologique majeur qui autorise ces bouleversements est le caractère infiniment réinscriptible du texte électronique.
{{< /citation >}}

Ainsi Wikipédia serait l'une des formes de livre numérique la plus aboutie, puisque pensée pour être constamment réécrite.
Dans ces deux propositions il s'agit de redéfinir le livre et le rapport que nous entretenons avec cette figure culturelle, avec, en creux, l'espoir de voir surgir de nouvelles formes de création et de partage de la connaissance.

Le livre numérique, en tant que nouvel objet et en tant que phénomène d'édition, révèle des rapports au numérique ambigus, voir des visions du monde antagonistes.
Nous avons analysé l'édition _dans_ le numérique, nous devons désormais étudier comment éditer _avec_ et _en_ numérique, et tout d'abord avec l'étude de cas d'Ekdosis, une chaîne d'édition pour l'édition critique.