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title: "Fondement de l'édition numérique au prisme des humanités numériques"
chapitre: 3
section: 4
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  publishResources: true
  render: never
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Les pratiques du numérique dans l'édition sont plurielles, oscillant entre des tentatives de duplication de modèles préexistants et la constitution de nouvelles modalités de fabrication et de production.
À ce titre les humanités numériques représentent un héritage épistémologique qu'il est nécessaire d'analyser.
En effet, l'approche critique et réflexive des humanités numériques est un apport majeur pour étudier ou concevoir des dispositifs techniques.
De quelle manière des paradigmes qui émergent avec le numérique reconfigurent des pratiques d'édition ?
L'évolution _numérique_ des sciences humaines, originellement tournées vers le texte et le livre, nous permet de répondre à cette question.

{{< definition type="definition" intitule="Humanités numériques" id="humanitesnum" >}}
Les humanités numériques constituent une approche multidisciplinaire au sein des sciences humaines et sociales, à la fois comme une évolution des pratiques de recherche et comme une attitude critique face à l'usage des technologies.
Il s'agit d'adopter des méthodes _avec_ le numérique, et plus globalement avec l'utilisation de l'informatique, principalement pour calculer les données extraites des textes et exploiter ces calculs.
Il s'agit aussi d'un mouvement critique réflexif, interrogeant les outils invoqués et l'effet de leurs usages sur nos modèles épistémologiques.
{{< /definition >}}

Cette section examine le lien entre la constitution des humanités numériques et celle de l'édition numérique.

Loin d'être un mouvement uniforme ou homogène, les humanités numériques sont multiples et imposent des réflexions que nous présentons sous l'angle des questions d'édition ou de publication.
Dit autrement, les humanités numériques sont un terrain d'expérimentation de l'édition au contact du numérique, adoptant une approche expérimentale, éditoriale et critique.
Nous nous focalisons sur ces trois aspects.


### 3.4.1. Définir les humanités numériques en cinq dimensions

Définir les humanités numériques est complexe, cette approche pluridisciplinaire n'est pas homogène et ne réside pas dans la simple addition des _humanités_ et du _numérique_, il s'agit bien plutôt d'une _conjonction_ que nous établissons à travers cinq dimensions : calculer, produire, réfléchir, décoder, et publier.

Les tentatives habituelles de définition de l'approche des humanités numériques s'appliquent à une exploration historique, les travaux de Roberto Busa ou de Paul Otlet sont à ce titre considérés comme deux points de départ privilégiés d'un mouvement qui s'est intensifié à partir des années 1970 {{< cite "mounier_les_2018" >}}.
Plutôt que de nous intéresser à ces figures, par ailleurs déjà très documentées, nous observons des pratiques actuelles qui révèlent une forte diversité en sciences humaines.
Cette diversité est valorisée dès la stabilisation de l'expression _digital humanities_ au début des années 2000 avec la publication de l'ouvrage fondateur _A Companion to Digital Humanities_ {{< cite "schreibman_companion_2004" >}}.
Nous constatons ainsi les très nombreuses définitions données par les personnes mêmes se réclamant de cette approche :

{{< citation ref="heppler_what_2015" lang="en" >}}
The use of digital tools, media and corpora in the humanities, thus changing both the objects and practices in the Humanities. [Thomas Lebarbé]

using digital tools to explore, analyze, and disseminate humanities scholarship [Sarah Werner]

The use of digital media and tools to answer traditional humanities questions, and the study of new questions that are formed by the intersection of modern methods/tools/models and humanitistic sources. [Laurie Allen]

I define Digital Humanities as the re-figuring of computing, a historically positivist field, in order to pose and answer the more speculative questions typical of the humanities. Of late I have been considering the difference between Digital Humanities (which seems to centre on humanities inquiry) and humanities computing (which focuses on the intersection of humanities with computer as a material object). [Constance Crompton]

The study of digital culture; a collaborative praxis; the intersection of computing with the questions of the humanities; challenging; exciting; fluid. [Katherine McSharry]
{{< /citation >}}

Ce ne sont ici que quelques définitions isolées parmi les 817 réunies sur le site web "What Is Digital Humanities?".
Au-delà d'être une preuve de la richesse de ce _domaine_, il s'agit aussi de constater une certaine forme de dissonance ou d'éparpillement.
Dissonance, car les approches scientifiques classiques nous ont habitués à voir des domaines fortement encadrés, avec des traditions parfois très anciennes.
Éparpillement, car les humanités numériques n'ont pas vocation à former un tout homogène ou uni.

Pour comprendre comment cette diversité s'est constituée, notons que l'origine des humanités numériques est le calcul.
Cette première dimension consiste plus précisément dans le fait de pouvoir atteindre des résultats impossibles sans le recours à l'informatique.
C'est ce que décrit Pierre Mounier dans _Les humanités numériques : Une histoire critique_ {{< cite "mounier_les_2018" >}} avec la présentation du projet d'indexation de Roberto Busa.
Compter les mots, les occurrences, les motifs textuels ou littéraires, avec l'aide de petites mains rarement mentionnées {{< cite "mellet_what_2023" >}}, est le point de départ d'une reconfiguration des humanités.
Les humanités numériques se diversifient alors rapidement, allant de la linguistique à l'histoire, en passant par la documentation, l'étude des médias, la littérature ou l'étude des réseaux.

Le point commun des multiples disciplines qui se croisent ou se rejoignent dans les humanités numériques est le fait de produire quelque chose, il s'agit de leur deuxième dimension.

{{< citation ref="ramsay_building_2016" lang="en" >}}
Building is, for us, a new kind of hermeneutic – one that is quite a bit more radical than taking the traditional methods of humanistic inquiry and applying them to digital objects.
{{< /citation >}}

Pour Stephen Ramsay il s'agit de la condition préalable des humanités numériques : il n'y a pas de recherche possible sans _production_.
Celle-ci ne consiste pas à produire des textes du type articles ou autre publications académiques classiques, mais à fabriquer des objets numériques très divers.
Que ce soit des sites web, des textes encodés, des visualisations, des cartes, des bouts de code, ou des bases de données, adopter l'approche des humanités numériques implique de produire un résultat.
Ce _résultat_ n'est pas une fin en soit, il ne s'agit pas forcément d'un artefact ou d'un dispositif immédiatement réutilisable, mais plutôt d'une preuve de concept qui accompagne ou qui structure une démarche scientifique.
Stephen Ramsay fait par ailleurs une distinction très intéressante entre ce qu'il considère comme étant _produire_ et _programmer_.
Si l'approche des humanités numériques implique de produire des objets numériques, est-il pour autant nécessaire de faire de la programmation ?
Quinn Dombrowski aborde longuement {{< cite "dombrowski_does_2022" >}} cette question en généralisant cette approche : à quel point est-il utile de décortiquer les _boîtes noires_ présentes dans les processus de nos recherches scientifiques ?
Cette volonté de comprendre tout ou partie des rouages des façons de faire de la recherche est une forme de réflexivité, inhérente aux humanités numériques.

Calculer, produire, et maintenant réfléchir, voilà trois dimensions qui émergent des humanités numériques, et qui peuvent lui être généralisées.
Le recours à l'informatique, ou plus globalement au numérique, n'est pas la seule raison d'être des humanités numériques.
Le questionnement de l'usage des technologies est également partie prenante de cette approche et transparaît dans de nombreux projets.
Dans _Expérimenter les humanités numériques_, plusieurs initiatives sont présentées avec un regard critique, accompagnés de "leur lot de remises en question épistémologiques" {{< cite "cavalie_experimenter_2018" "14" >}}.
Le choix du logiciel libre, réalisé dans une vaste majorité de projets en humanités numériques, est un exemple de cet usage conscient et critique de la technique.
Le logiciel libre est accessible, modifiable et distribuable, il correspond à une démarche scientifique ouverte, vérifiable et durable.
Autre preuve de cette réflexivité, l'importante littérature sur la constitution même de ce _champ_.
Les humanités numériques sont, dès sa cristallisation en 2004 {{< cite "schreibman_companion_2004" >}}, un _domaine_ qui se décrit et se critique lui-même.
Impossible ici de citer les très nombreuses références (articles, ouvrages, communications, etc.), nous pouvons toutefois signaler les séries d'ouvrages (_Companion_ puis les _Debates_) ou les revues (_Computers and the Humanities_, _Digital Humanities Now_, _Digital Humanities Quaterly_, _Revue Humanités Numériques_, _Digital Studies / Le champ numérique_ pour n'en citer que cinq) qui toutes consacrent leurs textes autant à des résultats de recherche que des descriptions de ce que sont les humanités numériques et leur évolution.
Les humanités numériques s'écrivent elles-mêmes, autant dans des textes que dans des outils.

Après la réflexivité, ou la conscience de sa propre pratique, un autre mouvement double est observable dans les humanités numériques.
Lorsqu'il s'agit d'analyse des textes à l'aide de machines à calculer comme des ordinateurs, une opération commune est de les manipuler, par exemple en extrayant certaines occurrences ou en les balisant afin de les sémantiser.
Chercher des termes ou enrichir sémantiquement, deux actions différentes qui ont chacune pour but d'analyser ces textes.
Ces opérations techniques impliquent aussi de comprendre les démarches et les outils invoqués.
Il faut, d'une certaine façon, embrasser le code tout en embrassant le texte.
Sans pour autant s'inscrire dans la démarche des _Critical Code Studies_ (ou études critiques du code en français){{< n >}}Les _Critical Code Studies_ se revendiquent d'ailleurs elles-mêmes des humanités numériques, entre autres.{{< /n >}}, la compréhension globale des outils utilisés est une spécificité des humanités numériques.

{{< citation ref="buard_modelisation_2015" page="26" >}}
[…] les humanités numériques sont à considérer comme une démarche qui se propose d’outiller informatiquement la recherche en sciences humaines et sociales et d’en diffuser les résultats en prenant soin, dans un mouvement de distanciation, d’examiner comment les outils mis en place et développés sont susceptibles d’influencer le travail de recherche lui-même.
{{< /citation >}}

Il s'agit autant de décoder le logiciel, la plateforme ou le programme, que de critiquer l'usage de ces technologies.

Calculer, produire, réfléchir, décoder, et publier.
Cette cinquième dimension est essentielle pour les humanités numériques, et rejoint la question de la production.
L'objet principal des sciences humaines est le texte, et plus précisément le livre ou toute autre forme de publication.
L'évolution des différents champs scientifiques s'est faite parallèlement à une modification des pratiques d'édition et de publication.
Les humanités numériques n'échappent pas à ce lien entre _chercher_ et _publier_, il est même constitutif de cette approche.
Cela est particulièrement visible avec les deux ouvrages collectifs _Read/Write Book_, publié en 2009 {{< cite "dacos_read-write_2009" >}}, et _Read/Write Book 2_, publié en 2012 {{< cite "mounier_readwrite_2012" >}}.
Les deux opus se répondent et se complètent, démontrant combien l'évolution du livre et de l'édition est conjointe de l'émergence des humanités numériques.


### 3.4.2. Chercher et publier

Comment des projets de recherche qui s'inscrivent dans les humanités numériques se développent-ils avec une forte composante éditoriale ?
La recherche scientifique est réalisée dans une perspective de publication, cette composante est essentielle pour _soumettre_, _valider_ puis _partager_ la connaissance ; l'évolution des pratiques scientifiques est mêlée à celle des pratiques de publication.
Le modèle épistémologique des humanités numériques est constitué de l'édition numérique.
Cinq exemples illustrent ce phénomène, cinq publications qui démontrent combien les humanités numériques sont des dispositifs de production de formes éditoriales expérimentales ou originales.

Le premier exemple est la collection "Read/Write Book" et ses deux opus dirigés respectivement par Marin Dacos {{< cite "dacos_read-write_2009" >}} puis Pierre Mounier {{< cite "mounier_readwrite_2012" >}}.
Il s'agit de deux recueils de textes issus de plusieurs événements et initiatives : des ateliers, des séminaires, des _THAT Camp_, des billets de blogs, etc.
Les deux livres ont été publiés par OpenEdition Press en version imprimée et en ligne en libre accès.
Si les contenus n'ont en soi pas de forme originale, deux spécificités sont toutefois remarquables : la préexistence de certains textes publiés d'abord sur d'autres espaces, et la question du libre accès.
L'apparition de pratiques de publication personnelles, en dehors des canaux classiques que sont les revues, a permis à des textes d'exister et d'intégrer, parfois, les circuits scientifiques traditionnels.
Ainsi la majorité des textes des deux opus sont d'abord des billets de blog, des articles de revues non-académiques ou des transcriptions de conférences.
Il ne s'agit pas d'un parcours éditorial classique pour des publications savantes, puisque les contributions de ces ouvrages collectifs avaient déjà fait l'objet d'une préparation et d'une relecture, voire avaient été validés selon des processus divers.
Par ailleurs si nous nous replaçons dans le contexte du début des années 2010, il est encore rare de voir des livres directement placés en _open access_, même en sciences humaines.
Cette volonté de donner accès au plus grand nombre et sans restriction est fortement lié aux humanités numériques.
C'est d'ailleurs l'un des points qui apparaît dans le manifeste (francophone) des humanités numériques publié dans _Read/Write Book 2_ :

{{< citation ref="mounier_readwrite_2012" page="22" >}}
Nous, acteurs des digital humanities, nous nous constituons en communauté de pratique solidaire, ouverte, accueillante et libre d’accès.
{{< /citation >}}

Le deuxième exemple de _dispositif éditorial original_ est le livre _Digital_Humanities_ d'Anne Burdick, Johanna Drucket, Peter Lunenfeld, Todd Presner et Jeffrey Schnapp {{< cite "burdick_digital_humanities_2012" >}}, dont la forme présente plusieurs particularités.
L'introduction comporte un avertissement à ce sujet, pointant le fait que l'ouvrage ne répond pas aux standards académiques classiques.
_Digital_Humanities_ est composé d'analyses théoriques, d'études de cas, et d'un guide pour les humanités numériques — constitué lui-même de questions/réponses et de fiches pratiques.
Le livre se définit comme un manuel{{< n >}}Ou _Guidebook_ en anglais.{{< /n >}} ou un outil pour comprendre et adopter l'approche des humanités numériques.
Les autrices et les auteurs ont participé directement à la conception éditoriale de l'objet, concevant ainsi un livre qui reflète la dimension expérimentale et en cours de constitution des humanités numériques — avec par ailleurs une forte coloration en design.

Le troisième exemple est _Pratiques de l'édition numérique_, publié en 2014 et dirigé par Michael Sinatra et Marcello Vitali-Rosati {{< cite "sinatra_pratiques_2014" >}}, qui rassemble des textes sur l'édition numérique, la culture numérique et les humanités numériques.
À la suite de _Read/Write Book_, ce projet éditorial revendique le lien fort entre édition numérique et humanités numériques.
Le livre est publié en différentes versions dont une destinée au grand public — imprimée en petit format avec un appareil critique minimal et un petit prix —, et une version enrichie en ligne — dont les fonctionnalités et la forme sont proches de l'ouvrage _Exigeons de meilleures bibliothèques_ de David R. Lankes déjà présenté{{< renvoi chapitre="1" section="5" >}}.
L'effort est ici mis sur l'accès au livre (libre pour sa version web) et les enrichissements intégrés dans le texte.
_Pratiques de l'édition numérique_ est une démarche éditoriale performative, qui vise à prouver les hypothèses et les théories présentées en les appliquant à la publication elle-même.

Le quatrième exemple est _Design et humanités numériques_ d'Anthony Masure {{< cite "masure_design_2017" >}}, dont chacun des sept chapitres thématiques répond à une question de recherche et peut être lu indépendamment des autres.
Le format _poche_ et le prix accessible en font un manuel à emporter avec soi.
Le livre est accompagné d'un "contenu complémentaire" qui comprend autant d'études de cas que de chapitres, en accès libre sur un site web hébergé par l'éditeur B42{{< n >}}[http://esthetique-des-donnees.editions-b42.com](http://esthetique-des-donnees.editions-b42.com){{< /n >}}.
La méthodologie adoptée par Anthony Masure rejoint celle des humanités numériques : étudier des objets et des pratiques numériques pour en proposer une analyse synthétique et _moléculaire_ — en s'attachant à détailler des aspects précis selon des critères explicités.
Le fait de proposer un "contenu complémentaire" diffusé sur le Web, en parallèle de l'édition imprimée, correspond à des usages en vigueur dans les humanités numériques.

Ces quatre exemples héritent fortement des modes de publication classiques, il s'agit de modélisations éditoriales hybrides jouant avec les codes et les contraintes de l'imprimé.
Les deux exemples suivants ont dû créer un nouveau paradigme pour accueillir des travaux en humanités numériques : les _data papers_ et la revue _Journal of Digital History_.
Les _data papers_ sont des publications académiques qui décrivent et analysent des jeux de données, notamment grâce à des visualisations graphiques, en incluant parfois le code des scripts des traitements computationnels.
L'enjeu d'un _data paper_ est de donner des outils critiques et méthodologiques pour comprendre et analyser des données, notamment via l'utilisation d'un _notebook_, "un document exécutable qui hybride écriture et automatisation informatisée", dont les scripts trient, classent ou extraient des informations de ces données.

{{< citation ref="kembellec_poetique_2022" >}}
[L'utilisation de notebooks] facilite la vérification du processus, mais cela offre surtout des pistes de réutilisation de tout ou partie de la méthodologie déployée, des requêtes en langage python effectuées et des bibliothèques mobilisées pour la réalisation de ces data papers.
{{< /citation >}}

C'est donc autant l'objet — des jeux de données —, que la forme même des publications qui en parlent, qui changent profondément ici.

La revue _Journal of Digital History_ pousse ce principe encore plus loin avec des articles qui comportent trois _couches_ : une couche _narrative_ qui explique le sujet, la démarche et les enjeux ; une couche _herméneutique_ qui consiste en la méthodologie utilisée, y compris les scripts nécessaires au traitement des données ; et une couche _de données_ qui donne accès aux données originales et qui permet une réutilisation de celles-ci lorsque cela est possible {{< cite "clavert_publishing_2022" >}}.
Les articles sont diffusés sur une plateforme dédiée, permettant de passer d'une couche à une autre, et proposant des outils de navigation et de prévisualisation des textes.
Cette démarche de publication s'inscrit directement dans les humanités numériques en produisant un objet numérique original, en repensant la forme des publications, en permettant un libre accès aux contenus, et en prévoyant une réutilisation des données et des programmes.

Ces six exemples — au total — démontrent le lien constitutif entre humanités numériques et édition, et cette nécessité d'expérimenter à travers des objets de publication chaque fois repensés, comme des traces d'une modélisation épistémologique protéiforme.


### 3.4.3. Publier du texte et éditer du code

Certaines des publications ci-dessus présentent deux particularités qui nous permettent de distinguer la publication et l'édition, et d'analyser l'ambiguïté parfois présente entre les deux termes : d'une part en ce qui concerne les espaces de publication non conventionnels et d'autre part les pratiques d'édition du code.

{{< citation ref="burdick_digital_humanities_2012" page="86" lang="en" >}}
"To publish" is to make something public, to place it within a sphere for broad scrutiny, critical engagement, and community debate. Traditionally, publishing meant finding a journal or press in order to make academic treatises, arguments, and the results of research public— but this "public" was in reality primarily or even exclusively readers initiated in and defined by the discursive conventions of a given field.
{{< /citation >}}

Nous l'avons vu avec le premier opus de _Read/Write Book_, des démarches de publication peuvent devancer des pratiques d'édition : des billets de blog sont mis en ligne et parfois ensuite _réédités_ dans des recueils qui font l'objet d'une publication académique.
_Debates in the Digital Humanities_, publié en 2012 {{< cite "gold_debates_2012" >}}, est un autre exemple d'ouvrage qui accueille des billets de blog (tout de même 18 billets de blog pour 29 _textes originaux_), pour leur intérêt en termes de contenus mais aussi pour leur importance dans un débat qui se fait désormais sur d'autres espaces que les conférences, les revues ou les livres.
S'agit-il simplement d'une forme d'urgence à publier ?
L'enjeu est plutôt de soumettre ces contenus là où sont les communautés, et dans des espaces parfois informels que leurs auteurs et leurs autrices contrôlent.
Le phénomène est déjà observé dans le développement logiciel, où des pratiques s'affranchissent des conventions pour permettre un accès large à des programmes informatiques — sans dépendre des entreprises, des institutions ou de groupes formalisés où les programmes sont habituellement produits.
Les humanités numériques bénéficient clairement de ces pratiques issues du partage du code.
Qu'est-ce que disent, dans une perspective éditoriale, les pratiques de partage du code, pratique que nous retrouvons dans les humanités numériques ?

Publier du code — le mettre à disposition publiquement — tient autant à une volonté de donner accès à un programme informatique pour l'étudier, l'utiliser ou l'intégrer dans d'autres projets, qu'à une invitation à commenter ou intervenir _dans_ ce code.
Si des chercheuses, des chercheurs, des étudiantes et des étudiants publient des textes sur des plateformes de blog, constitue à la fois un engagement dans des conversations qui se font sur le Web, un partage des expériences qui consiste les rendre lisibles et utiles pour d'autres.
C'est là le principal point commun entre éditer du code ou publier des textes, il s'agit de faire communauté, d'établir des conversations {{< cite "sauret_revue_2020" >}}.
Nous observons donc la constitution d'une{{< n >}}Nous nuançons cette prétendue unité par la suite, les humanités numériques étant autant _une_ communauté que _des_ communautés.{{< /n >}} communauté active des humanités numériques à travers ces formes de publication et d'édition.

Dans les humanités numériques des efforts conséquents sont déployés pour produire de la connaissance, donner accès à ce qui devient des outils, en mêlant _texte_ et _code_.
Mettre à disposition est une nécessité, non pas tant, rappelons-le, dans une volonté d'accélérer le temps scientifique, mais plutôt pour confronter, pour confirmer ou pour rendre reproductibles les processus de recherche.
Cela requiert un apprentissage des techniques de publication et de contribution : créer puis maintenir un site web pour présenter un projet ou un blog pour partager des expériences, rédiger une page web ou publier un billet de blog, commenter des contenus existants ou contribuer à des sites web collectifs, interagir sur des plateformes de réseau social, etc.
Ces enjeux révèlent la question de la soutenabilité de telles pratiques, considérant les actions de formation, de documentation et de _soin_ de ces publications comme constitutives d'une pratique scientifique.


### 3.4.4. Les apports critiques des humanités numériques

Les humanités numériques sont une approche pluridisciplinaire, mais aussi un mouvement scientifique qui se distingue par sa tendance critique sur plusieurs plans, dont la technique ou la technologie est souvent la transversale commune.
Cette réflexivité — faire usage des technologies tout en critiquant cet usage — donne lieu à plusieurs mouvements, divers, dont nous pouvons évoquer plusieurs composantes et leurs origines.
Ce panorama, non exhaustif, se justifie également comme une opportunité de porter un regard critique sur les domaines de l'édition et de l'édition numérique.

Cette dimension critique apparaît dès les débuts des humanités numériques, mais la série de livres _Debates_ a plus fortement formalisé plusieurs de ces mouvements.
Le premier titre de la série, _Debates in The Digital Humanities_, publié en 2012 et dirigé par Matthew K. Gold, rassemble une trentaine de textes originaux ainsi que des billets de blog, sur plus de 500 pages {{< cite "gold_debates_2012" >}}.
La troisième partie de cet ouvrage est intitulée "Critiquing the Digital Humanities", avec des contributions qui relèvent de l'intersectionnalité, de l'hacktivisme, de la représentation des femmes dans la recherche scientifique ou encore de l'accessibilité.
Il ne s'agit plus seulement d'expliquer comment se constituent de nouvelles méthodologies, de donner à voir des démarches scientifiques en sciences humaines qui utilisent pleinement l'informatique, mais de proposer des regards critiques sur ces pratiques et de constater l'apport de cette posture critique sur les pratiques elles-mêmes.
Si _A Companion to Digital Humanities_ est construit autour des enjeux de "principes, applications et dissémination" des humanités numériques, cette perspective théorico-pratique est quelque peu remise en cause dans l'introduction de _Debates in the Digital Humanities_, marquant une nouvelle étape pour cette approche multidisciplinaire.

{{< citation ref="gold_debates_2012" page="xii" lang="en" >}}
This collection is not a celebration of the digital humanities but an interrogation of it. Several essays in the volume level pointed critiques at DH for a variety of ills: a lack of attention to issues of race, class, gender, and sexuality; a preference for research-driven projects over pedagogical ones; an absence of political commitment; an inadequate level of diversity among its practitioners; an inability to address texts under copyright; and an institutional concentration in well-funded research universities. Alongside these critiques are intriguing explorations of digital humanities theories, methods, and practices.
{{< /citation >}}

La surreprésentation des hommes dans l'usage de technologies numériques en contexte académique favorise l'inégalité, il s'agit d'un biais conséquent dans la construction de nos sociétés où la science a un rôle prépondérant.
_Data Feminism_ de Catherine d'Ignazio et Lauren F. Klein, deux chercheuses dans le domaine de la science des données, est à la fois une suite d'exemples prouvant sans aucune ambiguïté ce biais de genre, et un manifeste pour penser d'autres modèles et dépasser ce constat.

{{< citation ref="dignazio_data_2020" page="19" lang="en" >}}
This book is intended to provide concrete steps to action for data scientists seeking to learn how feminism can help them work toward justice, and for feminists seeking to learn how their own work can carry over to the growing field of data science.
{{< /citation >}}

Les sept chapitres de ce livre explorent les enjeux de pouvoir dans la collecte, l'analyse ou le traitement des données, et proposent de construire des approches favorisant l'inclusion, la diversité et la critique dans toute pratique.
La question de l'intersectionnalité{{< n >}}Catherine d'Ignazio et Lauren F. Klein décrivent l'intersectionnalité ainsi : "It also describes the intersecting forces of privilege and oppression at work in a given society."{{< /n >}} est une question qui émerge dans les humanités numériques grâce à un travail de définition et d'analyse, que réalisent ici les autrices en listant les "problèmes structurels" avec précision {{< cite "dignazio_data_2020" "218-219" >}}.

Dans _Feminist in a Software Lab: Difference + Design_, Tara McPherson critique les humanités numériques avec des outils issus du féminisme {{< cite "mcpherson_feminist_2018" >}}.
La chercheuse souligne que la tendance à travailler autour de grands corpus de données avec l'informatique a impliqué une omission des contextes culturels liés à la programmation.
Les biais de genre, dus au fait que la majorité des personnes qui programment ou qui dirigent des équipes de développeurs sont des hommes, ont des répercussions sur les objets numériques et leur usage.
La démarche de Tara McPherson est proche du courant des _Critical Code Studies_ {{< cite "marino_critical_2020" >}}, elle analyse des objets numériques en observant chacun des rouages dans les logiciels et les programmes.
La chercheuse propose une perspective nouvelle pour mettre en lumière les limites de l'usage de l'informatique.
Si le point de départ de cet ouvrage et de _Data Feminism_ est une critique de la technique et de ses usages, les sujets traités relèvent de questions sociales beaucoup plus larges.

Dans une perspective s'ancrant dans une critique similaire de la technologie, les principes du _minimal computing_ se sont construits autour d'une problématique simple : comment permettre un accès aux technologies numériques dans des territoires où les ressources matérielles et humaines manquent ?
Cette question a émergé dans le contexte du développement de projets en humanités numériques dans des territoires moins privilégiés que des pays occidentaux riches.

{{< citation ref="risam_introduction_2022" lang="en" >}}
Minimal computing is an approach that, first and foremost, advocates for using only the technologies that are necessary and sufficient for developing digital humanities scholarship in such constrained environments.
{{< /citation >}}

Un des projets emblématiques de cette approche est "Ed", un système de publication pour produire des éditions numériques déjà évoqué{{< renvoi chapitre="3" section="2" >}}, dont Alex Gil est une figure importante.
Plutôt que de recourir à des logiciels ou à des plateformes en ligne dont les rouages sont trop complexes pour pouvoir être appréhendés ou compris, Ed est construit autour d'un générateur de site statique — Jekyll — qui convertit et organise des documents depuis un langage de balisage léger vers des formats comme HTML.

{{< citation ref="gil_design_2019" lang="en" >}}
Even more importantly, use of these tools hides the vectors of control, governance and ownership over our cultural artifacts.
{{< /citation >}}

L'idée n'est donc pas uniquement d'utiliser moins de ressources, comme se passer de bases de données relationnelles, réduire les dépendances à de multiples langages de programmation, ou pouvoir héberger l'objet numérique produit sur un serveur qui consomme moins d'énergie.
L'objectif est de privilégier la compréhension des enjeux culturels ou politiques liés à l'usage de certaines technologies, dans la perspective d'acquérir des connaissances pour maintenir les outils ou les objets produits dans le cadre de l'approche des humanités numériques.
Cette démarche a un coût, elle nécessite en effet de développer des compétences en informatique, de se former et de se tenir à jour des principales évolutions.
Les approches critiques évoquées ici sont constitutives de l'approche des humanités numériques, plurielles et en mouvement.


### 3.4.5. Pour une édition numérique critique et hétérogène

L'approche des humanités numériques apparaît comme un impératif dans nos modes de constitution du savoir désormais _numériques_, et dans les modélisations éditoriales qui sous-tendent ces modélisations épistémologiques.
Le concept de _numérique_ ne peut être défini sans y adjoindre l'approche des humanités numériques, en tant qu'apport intellectuel complémentaire.
Les dimensions de calculabilité, de production, de réflexivité, de programmabilité et de publication définissent cette approche pluridisciplinaire.

{{< definition type="definition" intitule="Édition numérique" id="edn" >}}
L'édition numérique est un processus protéiforme, une fabrique du sens dont le numérique innerve des formes plurielles de cristallisation du savoir.
L'édition _numérique_ se distingue de l'édition par ses modélisations techniques diverses, autant dans la formalisation de textes, dans la constitution d'artefacts originaux, dans la définition de modalités de partage que dans la publication conjointe de contenu et de code.
Un rapprochement peut être établi entre l'apparition des humanités numériques et l'émergence de l'édition numérique, nous considérons ainsi que celle-ci se fonde au prisme de l'approche pluridisciplinaire des humanités numériques.
{{< /definition >}}

Les liens forts qui existent entre humanités numériques et édition nous prouvent à quels points l'acte même d'éditer constitue une série de réflexions sur des processus en puissance.
Les mouvements critiques, dans ou autour des humanités numériques, constituent un socle théorique permettant d'envisager les humanités numériques non pas comme une _discipline_, mais comme une méthode, un espace, une communauté et un ensemble d'outils et de pratiques pour penser notre rapport à la technique.
Un numérique hétérogène, loin des démarches homothétiques, existe, et est composé aussi de projets marginaux tels que le recueil _Novendécaméron_ qui fait l'objet d'une étude de cas dans la section suivante.