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title: "Le _single source publishing_ comme acte éditorial sémantique"
chapitre: 4
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La question des formats dans l'édition permet de prendre la mesure des enjeux techniques inhérents à toute activité éditoriale, et s'inscrit plus largement dans l'étude de processus de transformations de sources _sémantiques_ pour aboutir à un artefact ; ces mêmes processus de transformations que nous présentons et analysons désormais comme _pratiques_ d'édition.
Il s'agit en effet de considérer l'édition comme une pratique sémantique, reposant ainsi sur la structuration des contenus permise par des formats, mais aussi sur un principe de _fabrication_ des artefacts éditoriaux.
Ce que nous qualifions d'"acte éditorial sémantique" correspond à l'application des principes de séparation des contenus et de leur représentation afin de produire de multiples artefacts, ces principes reposant sur un balisage sémantique auquel des procédés de conversion sont appliqués.
Cet ensemble de pratiques est qualifié de _single source publishing_ en anglais{{< n >}}Par la suite nous utilisons indistinctement les expressions _single source publishing_, et édition multi-formats ou multimodale à partir d'une source unique, préférant la première expression pour des raisons de clarté et de concision.{{< /n >}}.
Nous répondons à la question suivante : que signifie intégrer les principes du format texte et des langages de balisage léger aux pratiques d'édition ?

Nous explorons tout d'abord l'édition multimodale, et ce que nous qualifions de _processus interopérables_, ce qui nous mène aux principes du _single source publishing_.
Nous définissons ensuite ces principes en les déclinant en plusieurs éléments distincts autour de la question de la modélisation.
Nous décomposons ainsi le processus permettant d'obtenir plusieurs versions d'artefacts en utilisant des langages de balisage.
Nous établissons une critique sur plusieurs plans — légitimation de contenus, pratiques d'édition et fabrication d'outils adéquats —, avant d'aborder les implications théoriques sous-jacentes autour des concepts d'hybridité, d'hybridation et d'éditorialisation.

Dans cette perspective d'une _sémantisation_ de l'édition elle-même, les implications sont nombreuses et les références à nos travaux précédents s'avèrent précieux.
La majorité des études sur ce sujet concerne les domaines de l'édition scientifique ou de la documentation technique — comme le prouve par exemple notre article publié à l'automne 2023 et intitulé "The Importance of Single Source Publishing in Scientific Publishing" {{< cite "fauchie_importance_2023" >}} — nous élargissons toutefois le spectre aux _lettres_.
Précisons que nous n'abordons pas le sujet de l'"édition sémantique", il s'agit là de questions de représentation des textes et des données dans des espaces communicationnelles — de la "circulation médiatique des productions scientifiques" {{< cite "kembellec_semantic_2020" >}} — néanmoins liées à nos préoccupations.
Des formats sémantiques à un acte éditorial _sémantique_, nous prolongeons notre plongée dans les replis des processus.


### 4.4.1. Édition multimodale et processus interopérable

Nous l'avons vu précédemment{{< renvoi chapitre="2" section="1" >}}, l'évolution de l'édition imprimée puis numérique a engendré de nouvelles formes de publication et a modifié les processus d'édition, introduisant le besoin de générer plusieurs formes pour un même contenu.
C'est que nous appelons l'édition _multi-formats_ ou _multimodale_, ou le fait de produire plusieurs formes ou versions dans une même démarche d'édition.
Nous relevons trois niveaux dans ce type de démarche.
Si le terme _multi-formats_ définit plusieurs formes pour un même contenu, le terme _multimodal_ est plus ambigu : il correspond à plusieurs modalités de diffusion d'un même contenu par la fabrication de plusieurs artefacts distincts.
C'est donc d'abord en fonction de la réception — et donc plus spécifiquement des contextes de lecture — que plusieurs objets éditoriaux sont conçus puis générés.
Nous n'utilisons pas ici l'expression _édition multi-support_, qui se situe à un niveau précédent de la _multimodalité_, comme l'explique Pierre-Yves Buard :

{{< citation ref="buard_modelisation_2015" page="122" >}}
Il s’agit en effet le plus souvent d'une édition multisupport enrichie de modalités d’accès aux textes variées et qui ne se contente donc pas de proposer des solutions de lecture immersive. Dans cette optique le support peut être considéré comme une simple modalité : le texte se lit soit sur le papier, soit en ligne, soit sur un livre numérique par exemple.
{{< /citation >}}

Le cas du livre numérique au format EPUB illustre parfaitement l'objectif de diffusion de plusieurs livres d'un même texte.
C'est l'objet de l'édition numérique homothétique sur laquelle portait l'une de nos précédentes critiques{{< renvoi chapitre="3" section="2" >}} — ne pas questionner les façons de faire mais utiliser le numérique pour diffuser un même contenu sur plusieurs _supports_, souvent avec une forme très similaire.
Dupliquer.
Reproduire.
La co-existence de plusieurs _formats_ pose des questions de diffusion, de réception et de modes de lecture que nous n'analysons pas ici.
Quoi qu'il en soit, la notion de _multi-formats_ consiste donc d'abord en l'édition d'un même contenu en plusieurs formats, leur forme étant identique ou très similaire, les processus permettant leur production respective sont par ailleurs souvent distincts.

L'_édition multimodale_ consiste à générer, toujours dans une même démarche éditoriale, plusieurs _versions_ d'un même contenu.
Il ne s'agit plus uniquement de générer des formats divers mais de considérer des _formes_ qui engendrent une autre perception des contenus, des _modélisations_.
Par _forme_ nous entendons ici le rendu graphique, soit la présentation des contenus, mais aussi les caractéristiques de l'objet imprimé ou numérique.
Par modélisation nous entendons la disposition des éléments qui constituent un texte ou un livre.
Il s'agit du _design_ :

{{< citation ref="bachimont_formes_2020" page="205" >}}
Transduction entre le fond et la forme, au sens où il y a coavènement ou coconstitution entre la forme comme idée perçue et fond matériel sous-jacent, ou encore entre la forme manifestée et l'arrière-plan conceptuel sous-jacent, le design est toujours l'émergence d'une singularité nouvelle mais évidente […].
{{< /citation >}}

Des _versions_ se distinguent donc par leur singularité.
Pour donner un premier exemple de ce type d'édition multimodale, nous pouvons rappeler la première étude de cas de notre recherche{{< renvoi chapitre="1" section="3" >}}, le livre _Busy Doing Nothing_ du collectif Hundred Rabbits.
Une première version consiste en un journal de bord sous la forme d'une (longue) page web disponible librement en ligne, une autre version paginée est commercialisée au format imprimé ou numérique (format PDF).
Les versions existent simultanément.
Il faut préciser ici que la _démarche_ éditoriale est la même, en revanche les sources — permettant la production de ces deux artefacts — sont bien distinctes.
Cette distinction s'explique par deux manières différentes d'éditer les contenus : le langage HTML convertit en page/site web par un programme écrit en C dans le premier cas ; un fichier au format Markdown transformé en PDF via Pandoc et LaTeX dans le second cas.
La décorrélation entre ces deux sources s'explique notamment par une modélisation hétérogène (un tableau dans le premier cas et une structuration textuelle linéaire dans le second), même si un moyen pourrait être trouvé pour les rassembler et appliquer des scénarios contextuels — sur lesquels nous revenons dans le prochain chapitre{{< renvoi chapitre="5" section="4" >}}.

Pour prendre un second exemple d'édition multimodale, nous pouvons évoquer le travail de recherche et d'édition de Tara McPherson avec la revue _Vectors_, revue dont la multimodalité est une nécessité, les formats numériques existants ne permettant pas d'accueillir des formes d'écriture originales.
Robin de Mourat explique longuement le fonctionnement et l'intérêt de la dimension multimodale de ce projet éditorial {{< cite "mourat_vacillement_2020" "259-276" >}}, en axant sa recherche sur l'_écriture_ multimodale.

L'usage de langages de balisage — léger ou non — ouvre la possibilité d'une interopérabilité _dans_ le processus d'édition.
Les formats peuvent cohabiter ensemble, et se répondre et se compléter par des jeux de conversion ou de transformation.
Cela nous permet d'envisager un troisième niveau d'édition, la génération de plusieurs _versions_ d'artefacts éditoriaux dans une même démarche et à partir d'une unique source.
Il s'agit des principes du _single source publishing_ que nous détaillons désormais.


### 4.4.2. Pour une définition des principes de _single source publishing_

Le _single source publishing_, ou l'édition multi-formats ou multimodale à partir d'une source unique, consiste principalement à produire plusieurs formats de sortie à partir d'une source unique.
Cette source peut regrouper plusieurs fichiers, l'idée étant qu'une modification sur un seul fichier (par exemple une correction orthographique ou l'ajout d'une image) se répercute sur plusieurs formats de sortie.
Nous pratiquons tous et toutes une forme de _single source publishing_ en éditant un document avec un traitement de texte, et en le transmettant dans son format original et au format PDF — deux artefacts éditoriaux sont générés depuis une seule source.
L'objectif initial de la publication multisupport, multi-formats ou multimodale depuis une source unique est de réduire le temps d'intervention sur de multiples sources identiques — en termes de _contenu_ —, et de limiter les erreurs induites par le maintien de plusieurs fichiers qui sont amenées à diverger.
Une seule source unique signifie un seul point d'attention, en revanche cela complexifie le processus nécessaire pour produire des artefacts.
C'est là qu'intervient la modélisation dans une chaîne d'édition : la définition de la structure finale est en partie ou totalement séparée de celle des contenus, cette modélisation faisant toutefois partie intégrante de l'acte d'édition.

Les provenances historiques du _single source publishing_ sont diverses, nous en retenons deux principales : la séparation de la forme et du contenu, comme nous l'avons déjà vu{{< renvoi chapitre="4" section="2" >}}, afin de produire plusieurs formes d'un même contenu ; des principes issus de la programmation également utilisés dans la définition de schémas en XML.
Ainsi une première mention de cette double action de séparation d'un contenu et de sa présentation, et de production de plusieurs formats à partir d'une source unique, est faite dans la formalisation du langage de balisage GML comme le signalent Mary Kalantzi et Bill Cope :

{{< citation ref="kalantzis_adding_2020" page="171" lang="en" >}}
Using GML, tags would be inserted into the digital text specifying paragraphs, sections, headings, tables, lists, and the like. These tags did not indicate how these meaning functions were to look, or the form they were to take when rendered. Instead, there were to be separate "stylesheets" which rendered text in different ways depending on the end device, whether, for instance, that was a paper printer or a screen. So, re-manufacture was not reproduction. The redesign was not a replicant of the design. Or, to use terminology of this grammar, the tags indicate meaning functions; the stylesheets determine the particularities of meaning form as realized in variable media.
{{< /citation >}}

Il s'agit donc de décomposer l'édition d'un document en un contenu, sa structure et sa mise en forme.
Rappelons que GML est développé à partir de 1969, bien avant l'apparition des premiers traitements de texte ou des logiciels de composition.

Une autre influence peut être trouvée du côté de la programmation informatique avec le concept de _programmation lettrée_ (_literate programming_ en anglais) développé par Donald Knuth dans les années 1980 {{< cite "knuth_literate_1984" >}}.
Le concept consiste en l'insertion d'éléments de programmation au sein d'un document faisant office de documentation, et non l'inverse.
Le principe de _One Document Does it all_ (ou ODD) en TEI est lui-même un langage de programmation lettrée, il est utilisé pour la description de schémas XML : l'objet de ce format est d'abord de documenter un schéma et ensuite d'intégrer au fil du texte _lettré_ des éléments de programmation à la fois pour les humains et pour les machines.
Cette double dimension permet de produire autant une documentation _textuelle_ qu'une suite d'instructions pour vérifier que des fichiers XML respectent bien le schéma défini dans ce document.
Deux en un, si nous nous permettons ce constat trivial.
Si ces modélisations éditoriales semblent éloignées du _single source publishing_, elles méritent néanmoins d'être citées en raison de leur point commun avec l'édition : lever toute ambiguïté dans une activité d'édition (de code) et de publication (d'une documentation).

À partir de ces différents éléments, nous établissons une définition des principes du _single source publishing_ :

{{< definition type="definition" intitule="_Single source publishing_ ou édition multi-formats depuis une source unique" id="singlesourcepublishing" >}}
L'édition multi-formats ou multimodale à partir d'une source unique est une méthode et un processus visant à produire plusieurs formats ou versions depuis une seule et unique source, en appliquant des conversions ou des transformations.
Il s'agit de générer des formes variées, en répétant plusieurs opérations distinctes et néanmoins liées par une modélisation éditoriale commune, tout en restreignant les données en entrée à une seule origine.
Le _single source publishing_ est un ensemble de principes nécessitant une dimension interopérable.
La source, et les éléments qui la composent, doit répondre à des standards pour que les programmes invoqués dans le processus soient capables d'appréhender la structure, afin de transposer une expression sémantique dans plusieurs formats de sortie — des manifestations.
Les principes de l'édition multi-formats ou multimodale à partir d'une source unique sont d'ordre technique, mais, comme tout principe technique, ils sous-tendent des enjeux théoriques et épistémologiques, principalement autour de la modélisation éditoriale et donc de la construction du sens à partir de modèles de données.
{{< /definition >}}

Le principe d'édition multi-formats ou multimodale à partir d'une source unique est largement adopté dans des environnements qui font appel à XML, l'application de feuilles de transformations{{< n >}}L'appellation répandue pour qualifier XSLT est "feuille de styles", nous préférons toutefois "feuille de transformations" qui lève l'ambiguïté avec les feuilles de styles en cascade (CSS) utilisées pour le Web.{{< /n >}} XSLT permettant de produire différents formats ou versions de documents dans divers domaines (édition scientifique, documentation, système de gestion et de publication de documents administratifs, base de connaissance, etc.).
Il s'agit d'appliquer des règles de transformation sur un balisage sémantique en XML pour aboutir à des artefacts dans des formats divers comme des pages web (HTML), des fichiers imprimables (PDF), des documents éditables dans des traitements de texte (DOCX) ou encore des formats XML qui font appel à d'autres schémas XML.
Les cas d'usage sont variés, comme l'illustre Dave Clark dans le contexte de l'édition d'un texte légal qui accompagne le manuel d'un grille-pain :

{{< citation ref="clark_content_2007" page="49" lang="en" >}}
Using tools that can check the XML against rule sets and then use style sheets to output the XML in a variety of genres and formats, this legal content can be automatically presented whenever it is relevant to the particular materials being examined. The same content module could appear on every page of a website and in the small print of the manual. Should the legal department require a wording change, the content would only need to be changed once, in the content management system, to update all the documents that use it.
{{< /citation >}}

L'usage de la TEI répond également à ce type de besoin : en partant d'un ou plusieurs fichiers balisés, il est possible de générer de multiples formats, ainsi que plusieurs versions pour chacun d'eux, grâce à une modélisation préalablement établie.
Cet enjeu de définir un modèle abstrait de document est particulièrement bien présenté dans une étude de Klaus Thoden dans le cas d'une démarche de publication numérique en libre accès {{< cite "thoden_modeling_2019" >}}.
Enfin nous pouvons signaler un usage massif de XML sous différents formats, dont JATS en Amérique du Nord et XML-TEI en Europe, permettant également de produire plusieurs formats {{< cite "noauthor_chicago_2017" "60-63" >}}.
Si les principes du _single source publishing_ sont adoptés dans des usages et des domaines divers et présentent plusieurs avantages, il s'agit désormais d'y porter un regard critique.


### 4.4.3. Pour un regard critique sur le principe de _single source publishing_

Les principes du _single source publishing_ invoquent deux conceptualisations que nous distinguons, et qui sont liées aux opérations de conversion que nous avons déjà évoquées avec Pandoc : la transposition d'un format à un autre, et le développement d'un modèle abstrait — pivot — qui permet d'envisager de multiples manifestations.
La première conceptualisation consiste en une _traduction_ entre deux formats, via la correspondance d'expressions sémantiques.
La seconde conceptualisation est une modélisation idéale, abstraite des représentations dans des formats, et qui, de fait, est plus riche que la première.
Dans ce deuxième cas il s'agit, techniquement, d'une série de fonctions définies à travers des analyseurs syntaxiques, un arbre syntaxique abstrait ou des modules d'écriture pour manipuler les données.
Pandoc a par exemple été d'abord un convertisseur qui transpose des règles syntaxiques d'un format à un autre avant d'intégrer cette dimension d'arbre syntaxique abstrait — ou AST pour _Abstract Syntaxic Tree_ en anglais.

Si les principes de _single source publishing_ représentent un intérêt certain dans des pratiques d'édition, leur origine est néanmoins plus bureaucratique que lettrée, répondant à des besoins de productivité plus que d'expérimentations éditoriales — voir littéraires.
Ces principes ont, par ailleurs, un certain nombre de limites.
Les enjeux que nous explorons sont ceux de la légitimation de contenu, de l'évolution des pratiques de publication, ou encore de la création et de l'adoption d'outils adaptés.
Nous nous concentrons ici sur le domaine de l'édition scientifique sans pour autant que ces trois critiques ne puissent être portées sur d'autres champs.
Nous abordons la question de l'implémentation technique en situation réelle dans l'étude de cas qui suit{{< renvoi chapitre="4" section="5" >}}.

Une chaîne d'édition multimodale à partir d'une source unique peut être considérée comme _horizontale_, puisqu'en théorie les différentes personnes impliquées dans l'acte d'édition peuvent modifier la source unique à tout moment — y compris à la toute fin du processus.
En effet la légitimation ne consiste plus à _savoir_ modifier la bonne source pour en engendrer les artefacts finaux.
L'éditeur ou l'éditrice, initialement dépositaire de cette légitimation via l'intervention sur l'une des multiples sources, doit désormais considérer le travail de modélisation comme central dans leur activité — justifiant par là même leur rôle.
Ce glissement peut être vu comme une opportunité de reconsidérer le flux d'édition dans son ensemble, et ainsi d'imaginer de nouveaux formats sans craindre des sources supplémentaires à gérer en parallèle.
Cela nécessite néanmoins une évolution des pratiques d'édition et de publication.

Est-il possible de pratiquer le _single source publishing_ avec des traitements de texte ?
La question que nous posons ici n'est pas tant celle de l'outil que celle des pratiques, c'est-à-dire l'usage qui est fait du logiciel d'écriture et d'édition le plus utilisé.
Si nous prenons le cas de l'édition scientifique, un logiciel comme Microsoft Word peut s'inscrire dans une démarche d'édition multi-formats ou multimodale à partir d'une source unique, à condition de l'utiliser convenablement (via l'utilisation de feuilles de styles) et de disposer d'outils complémentaires (permettant un export XML acceptable).
L'initiative Métopes{{< n >}}Métopes, pour Méthodes et outils pour l’édition structurée, est une chaîne d'édition multisupport, créée, maintenue et promue par le pôle Document numérique de la Maison de la Recherche en Sciences Humaines de Caen.{{< /n >}} répond a ce double enjeu en proposant un module complémentaire dans Word afin d'appliquer une sémantique, et via des scripts pour un export XML compatible avec les plateformes de diffusion scientifiques {{< cite "vincent_metopes_2020" >}} — en l'occurrence en France, un projet étant lancé également au Québec et visant le Canada.
Il est donc ici question d'_adapter_ des pratiques et des outils existants sans pour autant remettre en cause les processus à l'œuvre.
Cela est toutefois aussi une possibilité que de reconsidérer les processus dans leur ensemble.

Depuis les années 1980 la communauté des sciences humaines utilise un paradigme unique pour l'écriture et l'édition, le mode WYSIWYG — dont les traitements de texte sont l'expression même, qu'il s'agisse du plus répandu et néanmoins propriétaire (Microsoft Word), de sa version libre (LibreOffice Writer) ou en ligne (Google Docs).
Ce mode d'écriture ou d'édition maintient une confusion entre la structure du contenu et son rendu graphique — comme nous l'avons déjà souligné{{< renvoi chapitre="4" section="2" >}} —, alors que les formats numériques requièrent d'abord un encodage sémantique, ensuite transposé dans de multiples formes et formats.
C'est ce que nous démontrons dans l'étude de cas qui suit{{< renvoi chapitre="4" section="5" >}}, où l'éditeur de texte sémantique _Stylo_ et ses options d'export permettent d'implémenter un mode WYSIWYM — pour _What You See Is What You Mean_, déjà abordé{{< renvoi chapitre="4" section="2" >}} — soit la réalisation d'un acte éditorial sémantique.
Plusieurs communautés scientifiques ou savantes ont adopté ce mode, conduisant à des outils ou plateformes comme Métopes, Manifold{{< n >}}[https://manifoldapp.org](https://manifoldapp.org){{< /n >}}, PubPub{{< n >}}[https://www.pubpub.org](https://www.pubpub.org){{< /n >}}, Ketida{{< n >}}[https://ketida.community](https://ketida.community){{< /n >}} ou Quire{{< n >}}[https://quire.getty.edu](https://quire.getty.edu){{< /n >}} — que nous ne détaillons pas ici.
Cet investissement dans la mise en place de solutions techniques ou dans l'acquisition d'une littératie plus forte est loin d'être un détail, tant cela représente un temps et un coût importants.

L'exposition de ces trois limites — légitimation, pratiques et outils — doivent désormais être mise en regard de trois concepts qui permettent de donner une profondeur épistémologique au principe d'édition multi-formats ou multimodale à partir d'une source unique, afin de conceptualiser l'_acte éditorial sémantique_ lui-même.


### 4.4.4. Hybridité, hybridation et éditorialisation

Les principes du _single source publishing_ ne se limitent pas qu'à des questions d'implémentation technique ou à des remises en cause des fonctionnements au sein des structures éditoriales.
Plusieurs considérations épistémologiques émergent, et plus spécifiquement dans le champ des médias ou de l'écriture numérique.
Les concepts d'hybridité, d'hybridation ou d'éditorialisation apportent une dimension théorique à la fois profonde et nouvelle dans l'étude de l'édition.
Nous formulons un avertissement en préambule : tout hylémorphisme doit être évité à travers cette triple conceptualisation, et nous devons ainsi considérer sur un même plan les différents éléments textuels constitutifs d'une chaîne d'édition, pour permettre une séparation entre ce que nous pouvons considérer comme les _contenus_ et leur _représentation_.
Ainsi les fichiers sources qui accueillent les textes, mais aussi les fichiers de modélisation, ou encore les scripts nécessaires aux conversions et aux transformations, constituent _ensemble_ l'acte d'édition.
Il est ainsi difficile de séparer totalement un fichier balisé avec un langage de balisage ou son convertisseur.
Cette précision étant faite, considérons justement l'effet de la prise en compte de multiples artefacts finaux sur la source elle-même.

{{< citation ref="mcluhan_pour_1968" page="55" >}}
L’hybridation ou la rencontre de deux média est un moment de vérité et de découverte qui engendre des formes nouvelles. Le parallèle entre deux média, en effet, nous retient à une frontière de formes et nous arrache à la narcose narcissique. L’instant de leur rencontre nous libère et nous délivre de la torpeur et de la transe dans lesquelles ils tiennent habituellement nos sens plongés.
{{< /citation >}}

Marshall McLuhan développe le concept d'hybridité ou d'hybridation comme la production d'un nouveau média lorsqu'il y a un croisement de plusieurs médias {{< cite "mcluhan_pour_1968" "69-77" >}}.
Pour lui, l'intérêt doit être porté sur l'effet des médias entre eux plutôt que sur nous, ainsi les initiatives artistiques qui mêlent plusieurs médias profitent de cette influence née de l'hybridité.
En partant de cette conceptualisation, nous pouvons interroger l'influence que peuvent avoir les formes ou les formats des multiples artefacts sur les sources elles-mêmes, dans un contexte littéraire — au sens large — où ces artefacts sont produits par une chaîne d'édition qui adopte les principes du _single source publishing_.
Dans le cas d'un acte éditorial sémantique, comment une syntaxe doit-elle être utilisée ou adaptée pour permettre la production simultanée de plusieurs objets éditoriaux, comme une version imprimée et une version numérique enrichie ?
Si nous avons en partie répondu à cette question dans deux études de cas{{< renvoi chapitre="2" section="5" >}} précédentes{{< renvoi chapitre="3" section="5" >}}, nous qualifions ce phénomène comme une hybridité des éléments, et plus spécifiquement comme une modélisation.
Le rôle des modèles — ou _templates_ en anglais — est de traduire une construction sémantique en un motif éditorial, en déterminant comment distribuer les différentes données par le biais d'instructions spécifiques et univoques.
Ainsi, dans notre cas, l'hybridité est possible grâce au travail effectué sur les gabarits, il s'agit de façonner ou de _fabriquer_ les artefacts via cette modélisation.

Ce concept d'hybridité que ne formule pas directement Marshall McLuhan — malgré le titre du cinquième chapitre de _Pour comprendre les médias_, "L'énergie hybride" dans la version française — est lié à celui d'hybridation, concept qui prend un sens particulier à l'ère de l'impression post-numérique comme le théorise Alessandro Ludovico.

{{< citation ref="ludovico_post-digital_2016" page="156" >}}
En d'autres termes, ce livre [_Written Images_ de Martin Fuchs et Peter Bichsel] offre un exemple très complet de ce que pourrait être l'impression postnumérique : l'imprimé considéré comme un objet en édition limitée ; le financement participatif en réseau ; le traitement de l'information par ordinateur ; l'hybridation de l'imprimé et du numérique — le tout réunit en seul médium, un livre traditionnel.
{{< /citation >}}

Dans _Post-Digital Print_ Alessandro Ludovico analyse des initiatives de publication hybride, où  plusieurs artefacts produits à partir d'une même source se complètent entre eux.
Les versions électroniques de livres, de revues, de magazines ou d'articles viennent compléter des formes déjà existantes : les artefacts imprimés et numériques deviennent _hybrides_.
Même si la source est unique, il est possible d'établir plusieurs scénarios en fonction du format de sortie.
Par exemple un bloc de texte spécifique peut être affiché différemment en fonction de l'artefact final (choix typographiques, disposition), ou de même qu'un bloc de texte peut être étendu sur une version plutôt que sur une autre.
Des structures d'édition expérimentent déjà différentes versions d'un livre imprimé avec le même contenu : du livre de poche bon marché à l'édition imprimée à tirage limité avec couverture rigide luxueuse et gaufrée.
Certaines versions numériques au format EPUB sont dépourvues de contenus dont le rendu ne serait pas optimal sur un écran à encre électronique ; à l'inverse, des images en haute qualité avec option de zoom sont intégrées à des versions numériques au format web, une haute définition qui est plus coûteuse sur une version imprimée.
Le _single source publishing_ met en œuvre le concept d'hybridation d'Alessandro Ludovico : plutôt que d'éditer plusieurs sources pour autant d'artefacts distincts, des modèles variés sont appliqués à une source unique afin de générer différentes formes.
L'hybridation est plus cohérente et plus puissante lorsque tout le contenu d'un projet se trouve au même endroit, réunissant les énergies éditoriales autour d'une même origine, modelée par des gabarits.
Il reste alors la question de la circulation de ces formes produites.

{{< citation ref="vitali-rosati_quest-ce_2016" page="8" >}}
L’éditorialisation désigne l’ensemble des dynamiques qui produisent et structurent l’espace numérique. Ces dynamiques sont les interactions des actions individuelles et collectives avec un environnement numérique particulier. 
{{< /citation >}}

Nous l'avons déjà dit{{< renvoi chapitre="2" section="4" >}}, l'éditorialisation est une évolution du concept d'édition dans un environnement numérique, et exprime l'idée selon laquelle l'écriture ou la lecture sont façonnées par les outils et supports que nous utilisons.
L'implémentation de l'acte éditorial sémantique dans des chaînes d'édition est une façon de comprendre et de construire cet espace.
Le _single source publishing_ est une manifestation de l'éditorialisation, où toutes les forces convergent en une structure horizontale afin de produire des artefacts textuels.
La modélisation de notre espace dépend de la manière dont nous concevons et construisons ces processus : méthodes, outils, logiciels libres, approches techniques, etc.
L'édition multimodale à partir d'une source unique implique un maniement du texte via différents scénarios, il s'agit d'une action qui correspond au façonnage d'espaces numériques et réels.

Ces trois concepts : l'_hybridité_ des sources d'un projet sous l'effet des multiples formes artefactuelles d'un projet éditorial, l'_hybridation_ des divers artefacts à travers une modélisation éditoriale, ou encore l'_éditorialisation_, ont en commun la gestion du _texte_ à travers un acte éditorial sémantique.
Il est désormais temps de réaliser une étude de cas d'une implémentation spécifique dans le champ de l'édition scientifique, avec l'éditeur de texte sémantique _Stylo_ et ses fonctionnalités d'export.