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title: "Les chaînes d'édition : composer avec les logiciels"
chapitre: 5
section: 1
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  render: never
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Quels modèles sont adoptés dans le domaine de l'édition, et comment peuvent-ils être critiqués en tant que _chaîne d'édition_ ?
Cette section se focalise sur le rôle du _logiciel_ comme engendrant un certain enfermement et une forme d'uniformatisation des pratiques d'édition.
Avant de déterminer des cadres de modélisation qui échappent au carcan du logiciel, il faut définir à quoi il correspond.
Autrement dit, il s'agit ici d'analyser à quel point le logiciel et son usage empêchent la réalisation du concept de _fabrique_, sur les plans suivants : fabrication du sens via l'utilisation du numérique ou de l'informatique, construction d'une chaîne d'édition qui répond à des contraintes diverses, malléabilité des composants de cette chaîne.

Dans un premier temps nous établissons donc de quoi le logiciel est-il le nom, en le définissant en soi tout en raccrochant son histoire à celle de l'édition, celle-ci ayant été aux premières loges de l'informatisation de nos sociétés.
Cette nécessité de tout transformer en rendu graphique se traduit par un désir de tout interfacer, c'est ce que nous analysons dans la deuxième section.
À ce stade il faut noter à quel point les logiciels créent _de fait_ une opacité, à la fois en termes de création de sens mais aussi dans leurs rouages — les deux étant liés.
Enfin, un mouvement conduit à une plus forte opacité encore, avec le développement d'applications en ligne.

Cette section a comme objectif de relever les limites éditoriales imposées par le logiciel, et ainsi de pouvoir envisager des _actes éditoriaux sémantiques_ comme moteurs des processus.


### 5.1.1. De quoi le logiciel est-il le nom ?

Le logiciel est communément considéré comme un outil numérique permettant de réaliser des opérations ou des actions grâce à une _machine_ informatique (ordinateur et autres dispositifs numériques), dont les domaines d'utilisation sont divers, et dont la création ou la compréhension est réservée à des spécialistes — son fonctionnement étant jugé à la fois complexe et puissant, voire opaque.
Si le logiciel mérite une définition plus précise, notons que ces considérations donnent déjà une représentation utile de cet objet numérique.

{{< citation ref="journal_officiel_enrichissement_1982" >}}
Ensemble des programmes, procédés et règles, et éventuellement de la documentation, relatifs au fonctionnement d'un ensemble de traitement de données.
{{< /citation >}}

La raison d'être du logiciel est donc de traiter des informations, pour cela un _logiciel_ regroupe des programmes qui agissent sur des données, ces programmes étant eux-mêmes une série d'algorithmes.
Nous reprenons ici la distinction opérée par Anthony Masure entre l'algorithme, le programme informatique, le logiciel et l'application {{< cite "masure_design_2014" "167-169" >}}.
Un algorithme est une suite d'opérations, une _recette_ appliquée sur des données.
Le programme est l'implémentation d'un ou plusieurs algorithmes dans un langage de programmation.
Le programme est exécuté par un ordinateur à travers une série de fonctions, alors que l'algorithme est un calcul abstrait.
Le logiciel est un ensemble de programmes, rassemblés sous une même entité, comprenant une documentation.

{{< citation ref="manovich_logiciel_2017" >}}
Les logiciels sont la colle invisible qui assure la cohésion de l’ensemble.
{{< /citation >}}

Un logiciel est censé répondre à des objectifs précis, il est ainsi conçu pour satisfaire à un ou plusieurs besoins déterminés, et s'inscrit le plus souvent dans une logique économique que nous qualifions de solutionnisme technologique {{< cite "morozov_pour_2014" >}}.
Il faut distinguer plusieurs types de logiciels, et notamment ceux qui réalisent des opérations directement sur un _matériel_ et ceux qui traitent de l'information.
Dans le premier cas il s'agit des outils permettant de faire fonctionner un ordinateur, dans le second cas ce sont des logiciels comme des traitements de texte, des logiciels de dessin ou encore de composition typographique — pour prendre des exemples dans le domaine de l'édition.
Ils sont tous exécutés sur un _ordinateur_.
L'apparition de nouveaux dispositifs en dehors du champ des machines informatiques de bureau ou personnelles (plus ou moins portables), comme les téléphones (intelligents) et les tablettes, a introduit une nouvelle notion : l'application.
Cette précision est importante, tant l'application est un logiciel auquel un certain nombre de contraintes (économiques, techniques, légales, etc.) est appliqué.
Avec la notion d'application vient la question de l'accès et de la diffusion d'outils informatiques, puisqu'en effet une application est rendue accessible par un tiers qui impose des règles spécifiques, réduisant les possibilités du développement de _logiciels_.
Le logiciel et l'application sont donc deux objets numériques qui résultent d'une volonté de résoudre des problèmes, et de le faire dans des environnements contraints ou contraignants, ils influencent donc nos vies.

{{< citation ref="manovich_langage_2010" page="256" >}}
[Les logiciels portent en eux] un ensemble de pratiques et de conventions sociales et économiques. Il en résulte une nouvelle forme de contrôle, non coercitive mais néanmoins puissante.
{{< /citation >}}

La place que prend le logiciel dans nos sociétés entraîne un intérêt certain et devient ainsi un nouvel objet d'étude pour les sciences humaines et sociales.
Il fait même l'objet d'un _champ_ d'études avec la naissance des _software studies_ (ou études logicielles en français), dont les initiateurs sont Friedrich Kittler {{< cite "kittler_there_1995" >}}, Lev Manovich {{< cite "manovich_langage_2010" >}} ou Matthew Fuller {{< cite "fuller_behind_2003" >}}.
Le positionnement de ce champ d'études nous apporte des informations précieuses pour qualifier le _logiciel_ : il s'agit d'étudier le logiciel en tant qu'_artefact_ et en tant qu'il a des effets culturels et sociaux.
Avant les _software studies_ d'autres domaines ont étudié et étudient le logiciel, mais pas en tant qu'objet singulier.
À la suite des études logicielles un autre domaine émerge : les _critical code studies_ (ou études critiques du logiciel) {{< cite "marino_critical_2020" >}}, focalisées cette fois sur les implications politiques du code lui-même.

Cette délimitation nous permet de comprendre que le logiciel est un objet numérique qui comprend des langages et des structures logiques.
L'omniprésence du logiciel dans nos sociétés en fait un objet qui structure notre monde.
Son ubiquité et ses implications politiques justifient de l'étudier en profondeur.

{{< citation ref="kirschenbaum_virtuality_2012" lang="en" >}}
Software studies is, or can be, the work of fashioning documentary methods for recognizing and recovering digital histories, and the cultivation of the critical discipline to parse those histories against the material matrix of the present. Software studies is understanding that digital objects are sometimes lost, yes, but mostly, and more often, just forgotten. Software studies is about adding more memory.
{{< /citation >}}

Les liens sont forts entre le développement du logiciel et le domaine de l'édition, les premiers logiciels ayant été des outils de gestion du texte ou de l'image, dans une perspective de publication.
Avant d'aborder cette question, il convient d'étudier une condition importante de cet usage massif de cette forme d'objet numérique, l'interface graphique.


### 5.1.2. Naissance des interfaces graphiques

Lorsque le terme de logiciel est évoqué, il est majoritairement question d'interface, ou comment permettre une interaction avec les composants d'un ordinateur, et plus précisément permettre aux humains d'interagir avec des programmes, ces derniers exécutant des algorithmes pour traiter des données.
L'interface semble donc incontournable pour utiliser un ordinateur, afin de ne pas devoir apprendre à taper des 0 et des 1 pour exprimer des instructions — pour caricaturer.
Les interfaces _informatiques_ prennent des formes diverses, Florian Cramer et Matthew Fuller établissent une typologie {{< cite "cramer_interface_2008" "149" >}} dont nous retenons la distinction entre des interfaces qui permettent une circulation de l'information dans la machine (entre les composants) ou entre des machines, et des _interfaces utilisateur_.
Nous nous concentrons sur ces interfaces utilisateur, afin de déterminer quels sont leur rôle et leurs implications.

Les interfaces utilisateur sont la condition d'utilisation de l'ordinateur, et donc du numérique.
Étant des éléments de langage, elles introduisent une _assymétrie_ qui conduit à un décalage entre les fonctions d'un logiciel et les façons de les appeler et de les utiliser.

{{< citation ref="cramer_interface_2008" page="150" lang="en" >}}
Similar to both its meaning in chemistry and to the meaning of "language," "interfaces" are the point of juncture between different bodies, hardware, software, users, and what they connect to or are part of. Interfaces describe, hide, and condition the asymmetry between the elements conjoined.
{{< /citation >}}

Les interfaces utilisateur prennent elles-mêmes plusieurs formes, notamment textuelles avec les interfaces en ligne de commande via un terminal — comme évoqué précédemment pour l'utilisation de Pandoc{{< renvoi chapitre="4" section="3" >}} —, ou graphiques avec la symbolisation visuelle omniprésente dans nos utilisations communes des terminaux numériques.
Les interfaces _textuelles_ prennent donc la forme d'une série d'instructions exprimées par des mots, et sont censées être moins ambigües qu'une série de menus, de boutons ou de diverses fonctions figurées par des éléments graphiques.
L'interface graphique — ou _interface graphique utilisateur_, GUI en anglais — a donc autant un rôle déterminant pour l'usage de programmes informatiques que des effets conséquents sur la relation de fait biaisée entre la machine et la personne qui l'utilise.
D'un côté elle traduit les possibilités programmatiques du logiciel dans un langage censé être accessible et rapidement compréhensible, de l'autre elle produit un fort décalage entre les fonctions réelles du logiciel et leur identification ou leur prise en main par la personne qui en a besoin — ou dont le besoin est suscité.
En tant qu'artifice elle entraîne l'utilisateur et l'utilisatrice dans un parcours spécifique.
Pour reprendre le cas du traitement de texte déjà amplement abordé{{< renvoi chapitre="4" section="1" >}}, les fonctions de mise en forme graphique sont par exemple par défaut beaucoup plus mises en avant que les possibilités de structuration sémantique.
Ainsi il semble logique que les personnes qui utilisent un traitement de texte soient amenées à envisager le rendu graphique de leur texte avant son agencement logique.

Les interfaces graphiques ne sont pas mauvaises en soi, nous ne tombons pas ici dans l'écueil du rejet de tout interfaçage graphique — même si les interfaces textuelles apportent néanmoins une double dimension d'univocité et de maîtrise.
Elles font d'ailleurs l'objet de métiers désormais bien identifiés, tels que les designers d'interfaces utilisateur (designers UI) ou les designers d'expérience utilisateur (designers UX), consacrés à la définition, l'élaboration et la production d'interfaces (majoritairement graphiques) permettant l'utilisation de logiciels au sens large.
L'enjeu de ces métiers est de négocier au mieux le décalage entre les fonctions et leur usage comme dit plus haut, mais aussi parfois d'influencer le cheminement parmi ces fonctions.
D'un côté la notion de "dictature de la commodité" {{< cite "citton_angles_2023" "130-131" >}} renvoie au fait de privilégier des interfaces plus _commodes_, tout en rognant sur des principes de maîtrise ou d'émancipation, dépassant largement le cas du logiciel avec les plateformes.
De l'autre ce sont les interfaces truquées — ou _dark pattern_ en anglais —, qui forcent l'utilisation des fonctionnalités plutôt que d'autres via des mécanismes graphiques.
Qu'elles soient trompeuses ou non, les interfaces graphiques restent des enjeux de pouvoir sur les utilisateurs et les utilisatrices, le plus souvent guidés par des motivations économiques ou financières.
Les mises à jour des logiciels sont l'occasion de proposer de nouvelles fonctionnalités mais aussi d'en faire disparaître d'autres, souvent tout simplement en les rendant moins accessibles.
Si un bouton très visible et bien placé vous invite à imprimer un document depuis un traitement de texte, plutôt qu'à le convertir au format PDF, cela aura de fait une conséquence sur la consommation de papier.

L'enjeu des interfaces est particulièrement important pour les outils d'édition, ou justement le choix des formats n'est pas anodin comme nous l'avons vu précédemment{{< renvoi chapitre="4" section="0" >}}.
L'édition a par ailleurs été un des premiers secteurs à voir arriver des _solutions_ logicielles à interfaces graphiques.


### 5.1.3. Logiciel et édition

Le développement de l'informatique ou du numérique est lié à l'évolution de l'édition, de la même façon que la technique et le livre ont une histoire commune comme nous l'avons déjà signalé{{< renvoi chapitre="3" section="2" >}}.
La création de logiciels destinés à écrire et éditer se fait dans un contexte précis d'automatisation de certaines tâches dans toutes les strates de la société.
Pour l'édition, il s'agit autant de faciliter et d'accélérer les opérations de saisie ou de composition, que de disposer d'outils plus puissants pour inscrire, structurer et agencer du texte.
L'édition utilise donc très tôt — à l'échelle de l'histoire de l'informatique — des logiciels de toute sorte.
Nous ne faisons pas ici une histoire des logiciels dans l'édition, nous signalons toutefois quelques moments clés avec l'apparition d'outils qui ont considérablement modifié ses processus et ses métiers.
Pour cela nous nous appuyons sur le panorama établi par Julie Blanc et Lucile Haute {{< cite "blanc_technologies_2018" >}}.

Plusieurs années d'expérimentation au Xerox PARC ont donné lieu à un certain nombre de prototypes ou de logiciels pour la production de documents imprimés.
Ainsi entre 1969 et 1983, parmi les nombreuses inventions issues de ce lieu emblématique, mentionnons l'interface graphique qui y a été conceptualisée puis développée — Alan Kay a activement participé à ces travaux, nous revenons par la suite sur cette figure{{< renvoi chapitre="5" section="2" >}} —, ou le premier éditeur de texte WYSIWYG Bravo.
D'autres structures ou entreprises proposent par la suite des logiciels inspirés directement ou indirectement de ces expérimentations pionnières.
Suivent les premiers traitements de texte, comme WordPerfect en 1979, ou plus tard Microsoft Word en 1983, pour la gestion du texte.
La composition est également informatisée avec les logiciels de publication assistés par ordinateur comme QuarkXPress en 1987, qui conserve une place hégémonique jusqu'à la fin des années 1990 avec l'arrivée de InDesign développé par Adobe.
Ces initiatives ont en commun d'être _entrepreunariales_, il s'agit de créer puis de vendre des solutions informatiques pour la préparation de documents imprimés, ce qui comprend notamment l'édition.
C'est donc toute une économie qui se met en place autour du logiciel et de l'édition, facilitant les différents processus, et introduisant de nouveaux paradigmes.
Parmi ceux-ci, la gestion des calques a été une petite révolution comme le souligne Lev Manovich :

{{< citation ref="manovich_inside_2011" lang="en" >}}
[The layers feature] redefines both how images are created and what an "image" actually means. What used to be an indivisible whole becomes a composite of separate parts. This is both a theoretical point, and the reality of professional design and image editing in our software society. […] Layers change how a designer or an illustrator thinks about images.
{{< /citation >}}

Ce n'est donc pas qu'une recherche de confort, ni une question de faciliter des opérations fastidieuses en milieu analogique, non plus une perspective d'une plus forte rentabilité, il s'agit aussi de nouvelles manières de créer.
L'apport de ces logiciels implique aussi quelques contraintes.
En effet les différentes options créées _dans_ le logiciel sont autant d'occasions de diriger les comportements.
Ce déplacement va donc plus loin, comme le décrit Anthony Masure dans sa thèse et plus particulièrement dans une partie dédiée :

{{< citation ref="masure_design_2014" page="208-209" >}}
PowerPoint, Word ou Photoshop sont paradigmatiques de l’emprise qu’exercent désormais les logiciels sur nos comportements. En se situant du côté du service et de l’usage, ils n’incitent pas à s’écarter d’une route tracée d’avance. Le logiciel conduit l’usager d’un point à un autre, sans détours et sans arrêts.
{{< /citation >}}

Les choix de fonctionnalités **et** d'interfaces inhérents à tout logiciel, résulte immanquablement à un certain degré d'opacité dans le fonctionnement ou dans la conception de tout logiciel.


### 5.1.4. L'opacité induite par les logiciels

Une tension existe donc entre l'omniprésence de l'ordinateur comme outil d'écriture et d'édition via les logiciels d'une part, et les limitations de maîtrise de la machine du fait même de la nature du logiciel d'autre part.
Dit autrement, sous couvert de rendre _facilement_ utilisables les fonctions des programmes, voire d'assurer la sécurité de l'ensemble, les logiciels brident la connaissance et la maîtrise de l'informatique.
Cette critique est fortement inscrite dans le mouvement dit du logiciel libre, où l'ouverture du code est une condition non négociable pour s'émanciper en tant qu'individu dans la société contemporaine, et _avec_ le numérique.
Cette tension est exprimée aussi en prenant en considération ce qu'est le logiciel en soi et au regard du développement de l'informatique, comme le fait Friedrich Kittler en 1995 dans son texte "There is No Software" {{< cite "kittler_there_1995" >}} (traduit en français vingt ans plus tard {{< cite "kittler_logiciel_2015" >}}).

Friedrich Kittler part du constat que des entreprises font tout leur possible pour "dissimuler" le matériel, le _hardware_, derrière le logiciel.
Les raisons de cette dissimulation, malgré un discours qui vante l'efficacité ou la rapidité, sont fondamentalement commerciales.
Parmi plusieurs de ses argumentations radicales, Friedrich Kittler souligne qu'alors que l'interaction avec la machine était possible en formulant des instructions via de "simples" lignes de commandes, les interfaces graphiques viennent donner un accès dit "direct" aux fonctions des programmes tout en rendant impossible toute autre forme d'"acte d'écriture".
Cela se traduit également concrètement par des limitations apposées sur les processeurs, avec le "mode protégé" qui empêche d'atteindre les fonctions du matériel, les grandes entreprises de l'informatique clamant ici des raisons sécuritaires — le risque évoqué étant que si aucune limitation n'est imposée les instructions peuvent endommager le matériel lui-même.

{{< citation ref="guez_kittler_2015" page="23-24" >}}
Pour Friedrich Kittler, le logiciel n'existe pas du point de vue des machines, c'est-à-dire de la théorie de l'information et du hardware, pour laquelle la seule réalité est l'inscription du réel en code binaire. Et puisqu'il n'existe pas, il n'y a, en conséquence, aucune raison pour qu'il soit brevetable. […] Le logiciel ne peut alors se vendre qu'en s'inféodant les machines, qu'en les recouvrant d'un nuage symbolique et culturel qui dissimule sa réalité. Le logiciel appartient non pas au réel mais au symbolique. Il n'existe que dans un système d'inscription donné, dont la réductibilité binaire lui interdit d'accéder au statut de texte.
{{< /citation >}}

Ce qui nous amène à considérer le _programme_ plutôt que le _logiciel_ comme outil permettant d'effectuer des calculs et donc des tâches sur une machine informatique tout en conservant une certaine part de contrôle.
Parmi d'autres médias, l'informatique, avec le logiciel, contribue à conserver la "dichotomie fondamentale entre usage et maîtrise" {{< cite "guez_kittler_2015" "17" >}}.
Il ne s'agit pas ici de considérer l'assembleur comme premier accès à la machine informatique comme le prône Friedrich Kittler{{< n >}}Une telle pratique nous permettrait toutefois d'acquérir une meilleure compréhension de nos environnements numériques.{{< /n >}}, pas plus que d'envisager le terminal et ses lignes de commande comme seul mode d'accès au numérique, mais de remettre en cause le _logiciel_ comme unique approche d'écriture ou d'édition informatique possible.

En résonance de ces considérations dans le champ de la théorie des médias, nous pouvons analyser deux autres dimensions à l'origine de l'opacité inhérente de tout logiciel : la fermeture du code ou son niveau de complexité.
Nous l'avons déjà mentionné{{< renvoi chapitre="3" section="1" >}}, l'utilisation des logiciels ou des programmes est légalement encadrée par l'attribution d'une _licence_.
Celle-ci peut autoriser ou interdire la lecture du code informatique de ces objets numériques.
Dans le cas du logiciel propriétaire qui empêche de voir comment le programme ou le logiciel a été conçu et donc fonctionne, une quelconque appropriation est évidemment impossible.
Pour les entreprises qui commercialisent des logiciels, l'enjeu est de cacher les détails de fonctionnement pour garantir leur monopole.
Attention toutefois à ne pas conclure que la simple ouverture du code permettrait aux utilisateurs et aux utilisatrices d'acquérir automatiquement une maîtrise de ces outils.
Le logiciel libre ne résout pas tout, si les licences ouvertes ou libres autorisent la consultation des sources, encore faut-il que celles-ci soient suffisamment lisibles ou accessibles.
Un haut niveau de complexité des logiciels empêche également leur compréhension.
Si un logiciel comprend des centaines de composants — des _micrologiciels_ ou des bibliothèques de code développées par ailleurs —, et que chacun d'entre eux est constitué de milliers de lignes d'algorithmes, une éventuelle entreprise d'appropriation se révèle impossible en temps — mais peut-être aussi en compétences.
Ajoutons à cela le fait que l'interface graphique est le seul moyen d'interagir avec ce type d'outil, et il devient impossible de connaître les fonctions disponibles.

Le domaine de l'édition s'est très tôt posé les questions d'indépendance et de liberté, l'objectif étant de disposer de formats de travail interopérables pour pouvoir changer d'outil lorsque cela est nécessaire, mais aussi de construire des logiciels libres que tout le monde peut utiliser ou adapter, sans condition (ou presque).
De nombreux logiciels ont ainsi été développés dans cette optique, d'abord par des communautés non nécessairement liées à l'édition avec par exemple la _suite_ LibreOffice, puis par des professionnels du domaine comme dans le cas du logiciel Scribus.
Scribus, comme Gimp destiné à la retouche d'images, illustre cette volonté de construire des alternatives.
Scribus s'est donc constitué comme une solution libre (et gratuite) à Adobe InDesign (et avant à QuarkXPress), reproduisant la majorité des fonctionnalités du logiciel propriétaire.
Si cette initiative est un succès — considérant que les communautés d'utilisateurs et d'utilisatrices de ces deux logiciels n'ont rien de comparables, tant Adobe InDesign reste l'outil très majoritairement utilisé —, il se heurte aux mêmes problèmes que tout logiciel : c'est un logiciel (qui plus est à interface graphique).
Scribus n'apporte pas de changement de paradigme — à part la licence du logiciel —, du fait de cette duplication assumée, mais aussi parce que l'équipe qui est chargée du développement et de l'évolution de ce logiciel est très réduite comparée à Adobe InDesign.

Alors que des tentatives émergent pour détacher les métiers de l'édition de la situation de monopole et d'enfermement d'Adobe, une tendance apparaît au début des années 2010 avec une évolution du logiciel vers une logique de service et d'abonnement.
Le logiciel devient désormais une interface accessible via Internet, et via un navigateur web, l'idée étant de ne plus avoir à installer _en local_ sur un poste informatique un ensemble de programmes qu'il faudra de toute façon mettre à jour.
Il s'agit finalement de l'aboutissement de ce pour quoi le logiciel a d'abord été conçu, _simplifier_ l'accès à une puissance de calcul, sans rien savoir de son fonctionnement ; les constats faits par Friedrich Kittler quinze ans plus tôt semblent alors d'autant plus tristement justes {{< cite "kittler_there_1995" >}}.


### 5.1.5. Des logiciels aux applications et aux services

Le logiciel n'est plus seulement l'accès privilégié aux capacités de calcul d'un ordinateur, il se reconfigure également sous la forme d'applications voire de services au contact d'Internet et du Web, masquant un peu plus son fonctionnement à ses utilisateurs et à ses utilisatrices.
Le terme de logiciel fait référence à trois dimensions déjà évoquées que nous rappelons ici : il est composé d'un ensemble de programmes ; il dispose d'une interface utilisateur (le plus souvent graphique) pour déclencher des fonctions ; un environnement informatique spécifique est nécessaire pour son fonctionnement.
Aux débuts de l'ère des logiciels, l'envoi d'un support physique pour l'installation voire la mise à jour d'un logiciel était une pratique courante.
Si Internet a facilité l'accès aux fichiers nécessaires à leur _installation_, ce mode de connexion a incité les entreprises commerciales à délocaliser de plus en plus l'usage même du logiciel, par la nécessité d'être connecté pour disposer des mises à jour, pour contrôler l'achat d'une licence, ou par un passage à des applications entièrement en ligne — aussi appelées _applications web_.

Précisons d'abord ce qui est entendu par "application" : Anthony Masure détaille ce terme comme provenant des logiciels mis à disposition pour les premiers téléphones iPhone d'Apple.
Ainsi une application est un logiciel dédié à une ou plusieurs tâches, conçu pour un environnement précis — ou système d'exploitation —, et distribué via un canal contraint {{< cite "masure_design_2014" "168-170" >}}.
Nous retenons le caractère limité de l'application en fonctionnalités ou en accès, ainsi que sa connexion à des services en ligne.
L'application est ainsi un logiciel dont l'opacité, en termes de mode de diffusion et de connaissance de son fonctionnement, est encore plus importante.
Prenons un exemple pour illustrer cela.

Dans le cas d'Adobe InDesign, une première étape a été la mise à jour via Internet, comme bon nombre de logiciels.
La seconde a été d'imposer une connexion pour activer et se servir du logiciel, pratique également répandue à bien d'autres logiciels ou systèmes d'exploitation.
Ainsi le modèle économique d'Adobe a basculé de la vente d'un produit à l'abonnement à un service.
Pour utiliser Adobe InDesign il n'est donc plus possible d'acheter _une fois_ le logiciel, pour ensuite en faire usage sur une durée relativement longue{{< n >}}Cette durée correspond en fait à la période où la version du logiciel est compatible avec le système d'exploitation.{{< /n >}}, mais de payer chaque mois un _accès_ à ce logiciel.
Les fichiers nécessaires au fonctionnement du logiciel restent sur l'ordinateur de l'utilisateur ou de l'utilisatrice, mais il est connecté aux serveurs d'Adobe, l'entreprise vérifiant par là même la présence d'une clé de licence autorisant la personne à se servir du logiciel.
Les arguments d'Adobe dans cette situation relativement inédite, sont la garantie de mises à jour fréquentes, et l'ajout de services _en ligne_ comme un espace de stockage et de sauvegarde sur les serveurs de l'entreprise.
Espace dont l'accès est automatiquement coupé en cas d'arrêt de l'abonnement.

Des choix plus radicaux ont été réalisés dans le cas des _applications web_, considérées comme des _Software as a Service_ (SaaS), déléguant totalement leur fonctionnement à une connexion internet et à un navigateur web.
Plus besoin d'installer un logiciel sur un ordinateur, l'application web est en fait disponible sur un serveur via le navigateur web qui sert alors d'interface.
En plus de l'opacité engendrée par le fait qu'aucun composant (ou presque) du logiciel n'est installé sur la machine de la personne qui l'utilise, les données elles-mêmes restent elles aussi sur ledit serveur.
Sans parler des mises à jour sur lesquelles l'utilisateur ou l'utilisatrice n'ont plus leur mot à dire, des modifications des interfaces pouvant être imposées à tout moment.
Il n'est plus question de logiciel propriétaire VS logiciel libre, certaines entreprises mettant même à disposition le code source de ces applications.
C'est l'usage de l'instance sur leur serveur qui représente des coûts ou plutôt qui devient un produit.
Il ne s'agit plus de payer directement des efforts pour créer et maintenir un logiciel, mais de financer le service correspondant — ou de le rendre suffisamment rentable.
Le fait de pouvoir se départir de toute nécessité d'installation engendre une relative ouverture, ainsi les communautés du logiciel libre ont construit des applications comme alternatives à la fois aux logiciels propriétaires et aux applications des grandes entreprises du numérique qui retiennent captives les utilisateurs et les utilisatrices et leurs données.
L'enjeu est donc désormais de savoir où sont hébergées les données, et si les formats sont interopérables pour pouvoir changer d'outil un jour.
Nous constatons donc autant le déplacement d'une économie du logiciel — pourtant jusqu'ici bien portante — vers des applications ou des services en ligne sous forme d'abonnement, mais aussi la construction d'espaces ouverts et libres.

Quoi qu'il en soit, il y a selon nous une nécessité de se départir du logiciel ou de l'application.
Les logiciels sont majoritairement pourvus d'interfaces graphiques utilisateur encombrantes qui sont souvent l'objet de dissimulations volontaires ou contingentes.
En effet, l'opacité induite par ce qu'est le logiciel même nous rend tributaires de choix fonctionnels dont nous ne pouvons pas avoir connaissance.
Les capacités de la machine sont cachées, toute volonté de comprendre comment elle fonctionne est annihilée.
La délocalisation du logiciel sous la forme d'application en ligne supprime par ailleurs de façon absolue toute possibilité de modification du comportement du logiciel, celle-ci étant de la décision d'un tiers — qu'il soit commercial ou à but non lucratif.
Faisant ces constats, des individus, des collectifs ou des structures ont mis en place des moyens de s'extraire de cette situation pour envisager d'autres modalités de _faire_.
Avant de les analyser dans une prochaine section, faisant fi du logiciel, arrêtons-nous sur une définition stable dans le cadre de notre recherche :

{{< definition type="definition" intitule="Logiciel" id="logiciel" >}}
Le logiciel est compris ici comme un objet numérique permettant de réaliser des opérations de calcul grâce à un ordinateur.
Le logiciel est l'interface — par ailleurs souvent graphique — entre un utilisateur ou une utilisatrice et des programmes, ces derniers étant eux-mêmes une suite d'algorithmes.
Le logiciel est ubiquitaire, il a totalement façonné nos sociétés contemporaines.
Le logiciel est une invention commerciale qui porte des valeurs marchandes plus qu'émancipatrices, cachant l'interaction avec la machine sous couvert de rapidité et de facilité.
Son opacité nous conduit à le considérer comme une _boîte noire_ dont le traitement des informations n'est pas toujours révélé, en raison de son code propriétaire ou de sa complexité inhérente.
La documentation qui accompagne le logiciel n'est pas écrite pour comprendre ses modalités intrinsèques, mais uniquement pour aboutir à un _fonctionnement_, fonctionnement qui est rarement compatible avec une appropriation ou à un apprentissage.
Par extension, un logiciel peut aussi être une application — dans le cas d'environnements encore plus fermés —, ou un service en ligne — pour une délocalisation totale.
Le logiciel est ici distingué du _programme_, ce dernier étant une partie d'un logiciel, et pensé comme un composant pouvant être arrimé à d'autres programmes.
{{< /definition >}}