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title: "L'édition libre de C&F"
chapitre: 5
section: 3
bibfile: "data/05.json"
_build:
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  publishResources: true
  render: never
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Comment une structure d'édition intègre-t-elle des pratiques d'édition _sans logiciels_ ?
Pour répondre à cette question nous analysons une chaîne d'édition mise en place et utilisée par la maison d'édition C&F Éditions{{< n >}}L'auteur de cette thèse a réalisé plusieurs prestations de production de livres numériques au format EPUB en 2017 et 2018 pour C&F Éditions, sans pour autant participer aux projets présentés dans cette étude de cas. Antoine Fauchié a également été membre du comité des Rencontres internationales de Lure aux côtés de Nicolas Taffin en 2014 et 2015.{{< /n >}}.
Cette étude de cas aborde une situation concrète de production éditoriale qui se passe de logiciel, qui s'en _libère_ — ou tout du moins qui décompose un processus d'habitude entièrement dépendant d'_un_ logiciel — avec toutes les implications que cela peut avoir : maîtrise du flux de composition éditoriale, indépendance vis-à-vis de logiciels propriétaires, création d'outils typographiques sur mesure, temps nécessaire à l'adaptation ou au développement de bibliothèques de code, nouvelles modélisations éditoriales, gestion de dettes techniques, etc.

Nous présentons tout d'abord la démarche globale de C&F Éditions{{< n >}}Dans la suite de l'étude de cas nous utilisons indistinctement les formulations "C&F" et "C&F Éditions".{{< /n >}}, tant en termes de catalogue (titres, collections, thématiques) que de vision de l'édition (notamment sur le droit d'auteur), passage indispensable pour comprendre les choix opérés depuis 2003.
La collection "interventions" est le point de départ de l'application des principes du _CSS print_, ou le fait d'imprimer un livre depuis le navigateur.
Il s'agit de comprendre comment la chaîne d'édition a été adaptée dans ce cas précis, puis d'étudier la myriade d'ajustements et d'outils développés autour de Paged.js.
Enfin nous apportons un regard critique à cette démarche, en la reliant à d'autres initiatives éditoriales du même type.
À travers cette étude de cas, nous interrogeons le lien entre la création des outils d'édition et l'édition elle-même.
Autrement dit : à quel point C&F Éditions constituent une fabrique d'édition ?


### 5.3.1. C&F, une maison d'édition pas comme les autres

C&F est une maison d'édition qui publie depuis 2003 des textes sur la culture numérique, avec des intérêts forts sur les communs et l'éducation, et un positionnement critique qui se retrouve dans le catalogue ainsi que (notamment) dans le choix des outils d'édition.
Nicolas Taffin et Hervé Le Crosnier ont fondé cette structure d'édition, combinant plusieurs métiers et compétences : design graphique, typographie et design web pour le premier ; bibliothéconomie et sciences de l'information et de la communication pour le second.
Pour qui dispose d'un intérêt en _lettres_ en général, et en sciences de l'information en particulier, il faut également noter que Hervé Le Crosnier est le créateur de la liste de diffusion Biblio-fr{{< n >}}Il s'agit d'une initiative commune avec Michel Melot, Sara Aubry a modéré la liste pendant plusieurs années.{{< /n >}}, et que ses recherches portent sur les questions d'accès à l'information — notamment l'édition ou la question des communs.
Nicolas Taffin est d'abord _designer_, ses implications dans des projets commandités, éditoriaux ou institutionnels sont diverses ; il a également été président des Rencontres internationales de Lure{{< n >}}[https://delure.org](https://delure.org){{< /n >}}, rendez-vous annuel autour de la culture graphique (typographie, calligraphie, illustration, design graphique, édition, métiers du livre, littérature, photographie, etc.).
Il a enseigné dans plusieurs cursus universitaires, notamment à l'Université de Caen-Normandie en France en lien avec le projet Métopes — que nous avons déjà abordé{{< renvoi chapitre="4" section="4" >}}.
La complémentarité de ces deux profils, tant par leurs compétences, leur curiosité et leur réseau, permet à cette structure d'édition de savoir où elle se situe et comment opérer dans la chaîne du livre.

Le catalogue de C&F Éditions suit une thématique principale, la _culture numérique_, comme le confirment certains des titres qui jalonnent les vingt ans d'activité : _Le Document à la lumière du numérique_ du collectif Roger T. Pédauque (2006), _Aux sources de l'utopie numérique_ de Fred Turner (2012, réédité en 2021), _Grandir connectés_ d'Anne Cordier (2015), _La tête dans la toile_ de Xavier de la Porte (2016), _Twitter & les gaz lacrymogènes_ de Zeynep Tufekci (2019) ou encore _La pensée selon la tech_ d'Adrian Daub (2022).
La maison d'édition se place dans les débats sociaux ou sociétaux contemporains, le numérique étant une occasion de poser des questions de fond comme l'accès à la connaissance, ce qui fait société, l'éthique dans la technologie, ou plus globalement la place de la technique.
Plusieurs ouvrages publiés par C&F font référence — le livre de Fred Turner en est un bon exemple, salué par des universitaires français —, y compris dans le domaine académique, et révèlent également une exigence intellectuelle partagée avec d'autres maisons d'édition en France (Éditions du commun, Éditions Divergences, Éditions B42, Éditions Dehors, etc.).
Une bonne part des autrices et des auteurs de C&F sont d'ailleurs des universitaires.
Cette exigence se retrouve dans la qualité éditoriale de chaque titre, le soin apporté aux textes mais aussi aux artefacts eux-mêmes — imprimés et numériques.
La maison d'édition questionne par là même le format _livre_. 
C&F est une _petite_ maison d'édition — elle fait partie des _franges_ de l'oligopole, déjà abordée précédemment{{< renvoi chapitre="2" section="1" >}} —, petite en raison du nombre de titres publiés par an qui ne lui permettent pas de disposer d'une distribution ou d'une diffusion dite _professionnelle_ — entendons par là externalisée.
Petite aussi en raison du nombre d'exemplaires de chaque titre, que nous pouvons deviner relativement limités par rapport aux _grandes_ maisons d'édition francophones, justement en raison de la distribution/diffusion internalisée.
Cette dimension apporte une grande liberté à la structure, qui peut par exemple élaborer son propre rythme de publications, ou ajuster le tirage pour chacun des titres.

C&F Éditions se démarquent d'autres structures d'édition par la remise en cause de plusieurs principes établis, en l'occurrence le droit d'auteur et le contrat passé avec le lecteur ou la lectrice, ainsi que les outils habituellement utilisés dans l'édition.
En 2011 C&F Éditions établit une licence "Édition Équitable", dont le but est de promouvoir une relation équitable entre la structure d'édition, l'auteur ou l'autrice, et la lectrice ou le lecteur.

{{< citation ref="cf_editions_licence_2011" >}}
La lecture n’est pas réductible à une consommation. C’est une activité productive et sociale, et non passive et solitaire. La licence Édition Équitable vise à promouvoir les droits des lecteurs et lectrices. Elle présente également le rôle de l’éditeur, proposant entre lecteur et éditeur un contrat équitable et durable.
{{< /citation >}}

Cette volonté de reconsidérer la relation entre la structure qui édite des contenus et les personnes qui les lisent se traduit également par le fait de mettre en ligne un certain nombre de textes en accès libre, ou dans le choix de ne pas apposer des mesures techniques de protection sur les livres numériques au format EPUB.
Plutôt que d'entraver l'usage d'un livre ou d'obliger l'utilisation de logiciels spécifiques — comme Adobe Digital Edition —, les livres numériques sont _simplement_ marqués du nom de leur acheteur.
Autre caractéristique notable par rapport à d'autres maisons d'édition, C&F Éditions crée des outils pour son activité d'édition.
Avant de prolonger cette question avec l'analyse d'une chaîne d'édition originale, nous pouvons citer le projet Polifile, une plateforme en ligne facilitant la création de livres numériques au format EPUB.
En 2011 Hervé Le Crosnier et Nicolas Taffin mettent en ligne{{< n >}}[https://web.archive.org/web/20110701121529/http://polifile.fr/](https://web.archive.org/web/20110701121529/http://polifile.fr/){{< /n >}} une version _beta_, proposant un service payant de conversion depuis des formats de traitement de texte, pour aboutir à un fichier EPUB respectant les standards.
Cet outil, d'abord développé pour les besoins de la maison d'édition comme le signale Nicolas Taffin lui-même {{< cite "taffin_livres_2011" >}}, accompagne le lancement de la licence citée plus haut.
Cette volonté de construire leurs propres outils se prolonge avec la constitution d'une chaîne d'édition mise en place autour du principe de _CSS print_.


### 5.3.2. La collection "interventions" comme point de départ

La création d'une nouvelle collection est l'occasion pour C&F de mettre en place les principes du _CSS print_ évoqués précédemment{{< renvoi chapitre="5" section="2" >}}, et ainsi de tester directement au sein d'une maison d'édition des expérimentations réalisées jusque-là du côté de designers.
Si dans la section précédente il s'agissait du développement d'outils nécessaires à la réalisation d'un travail de commande, nous passons désormais à l'intégration de principes techniques dans la chaîne d'une maison d'édition.
La collection "interventions", et d'autres livres de C&F Éditions qui suivent, sont une formidable occasion d'observer ce déplacement des pratiques, mais aussi leur formalisation, leur appropriation et leur évolution — le livre le plus récent produit par C&F avec le _CSS print_ a été publié à l'hiver 2023.
Ainsi en 2019 est publié _Addictions sur ordonnance_, un texte de Patrick Radden Keefe sur la "crise des opioïdes" aux États-Unis accompagné de trois articles de journalistes ou d'éditeur.
Il s'agit du premier livre imprimé en offset à avoir été réalisé avec Paged.js.
Notons également que cette étude de cas bénéficie du travail de documentation et de transmission réalisé par Nicolas Taffin {{< cite "taffin_making-collection_2019" >}}.

Débutons tout d'abord en précisant que Nicolas Taffin s'intéresse aux chaînes d'édition basées sur les technologies du Web depuis plusieurs années, sa participation à différents événements organisés par PrePostPrint en atteste notamment, tout comme son implication dans les Rencontres internationales de Lure, qui accueillent ce type d'expérimentations.
Nicolas Taffin porte un regard critique sur les outils massivement utilisés par l'édition, dont Adobe InDesign.
Des billets de blog et son livre _Typothérapie_ {{< cite "taffin_typotherapie_2023" >}} révèlent un positionnement qui conjugue une prise en compte des conditions de travail réelles des éditeurs — souvent peu compatibles avec une dimension expérimentale — et la recherche de processus non conventionnels.
Dans ce contexte la collection "interventions" apparaît comme un bac à sable idéal pour tester des principes comme imprimer un livre avec un navigateur web.

Cette collection a des spécificités particulières qui facilitent l'implémentation du _CSS print_ : textes courts ou peu structurés, peu d'illustrations et matériel critique réduit.
Ce premier livre de la collection comporte 102 pages, réparties dans quatre textes au total, une longueur adéquate pour négocier les nombreux détails de composition typographique.
La structuration est peu complexe, avec quelques niveaux de titre, et des distinctions de blocs d'éléments limités — titres, corps de texte, cartouche introductif ou notes de fin de section.
Enfin les ouvrages contiennent peu de matériel critique, typiquement ici les notes sont en fin de section, il y a peu ou pas de références bibliographiques, et la seule table est celle des matières.

{{< figure type="figure" src="cf-addictions-01.png" legende="Deux pages intérieures de la version paginée du livre _Addictions sur ordonnance_ publié par C&F Éditions" >}}

Nous pouvons donc considérer que cette collection est un format approprié pour expérimenter une nouvelle façon de composer — tous les livres de cette collection partagent ces spécificités.
Les autres réalisations en _CSS print_ en dehors de cette collection, notamment _Typothérapie_ qui implique une gestion plus avancée des détails typographiques, se distinguent par une structure plus complexe.
Notons également que Nicolas Taffin a récemment mis en place une chaîne d'édition pour les éditions du Louvre avec Julien Taquet, et qu'il a ainsi contribué à composer les versions web et imprimée de _Antoon Van Dyck : catalogue raisonné des tableaux du musée du Louvre_ {{< cite "ducos_antoon_2023" >}} — avec également Agathe Baëz —, un ouvrage très complexe.

Le _CSS print_ consiste à utiliser la fonction _imprimer_ des navigateurs web pour obtenir un document paginé depuis une page web, et plus spécifiquement un fichier au format PDF pour l'impression.
Le choix des formats dans les différentes étapes de ce processus est donc un enjeu en soi.
Utiliser CSS pour composer un livre consiste à _paginer_ un contenu habituellement disposé en flux, ce qui implique de gérer la façon dont le texte _coule_ d'une page à l'autre, alors qu'une page web l'affiche comme un _rouleau_ infini.
C'est ce que décrit Julie Blanc dans sa thèse de doctorat {{< cite "blanc_composer_2023" "126-133" >}} ainsi que dans un article qui étudie justement la relation entre flux et pagination, et notamment les propriétés du langage CSS qui permettent d'allier un certain degré d'autonomisation et des choix pour limiter la composition dans la page engendrée par ce flux :

{{< citation ref="blanc_si_2022" >}}
[…] les technologies du Web rejouent techniquement des notions fondamentales de mise en page déjà présentes dans l'histoire du design graphique. Toutefois, elles redistribuent certaines de ces notions dans une série de concepts programmatiques basés sur des logiques d'arborescence, d'hérédité, de variables, de calculs mathématiques, de flux, d'ancrage. En cela elles montrent aussi certaines ruptures et autorisent un renouvellement des pratiques et des logiques créatives des designers graphique.
{{< /citation >}}

Composer avec HTML et CSS est donc aussi une manière de renouer avec des principes fondateurs de mise en page, tout en exploitant de nouvelles possibilités.
Il s'agit de "penser avec le code".

Est-il pertinent de travailler avec le format HTML, particulièrement verbeux — d'autant plus avec l'attribution de classes multiples sur les différents éléments de texte, nécessaire pour la mise en page d'un livre ?
Le format de travail choisi par C&F, pour les textes et leur structuration, est ici le format AsciiDoc, un langage de balisage léger plus riche que Markdown, et facilement convertible au format HTML — via le convertisseur Asciidoctor et une extension pour obtenir un format HTML sémantique.
AsciiDoc est utilisé comme un format intermédiaire, dont le balisage peut être presque aussi riche que HTML sans devoir afficher toutes ses balises.
La page HTML finale, qui correspond au livre complet ou à une partie du livre, fait appel au script Paged.js, ce dernier forçant le navigateur à structurer le flux en page.
L'usage de Paged.js ne tient pas du détail, c'est une nécessité puisque les navigateurs ne prennent pas suffisamment en compte les médias paginés — alors que les spécifications existent{{< n >}}[https://www.w3.org/TR/css-page-3/](https://www.w3.org/TR/css-page-3/) et [https://www.w3.org/TR/css-gcpm-3/](https://www.w3.org/TR/css-gcpm-3/){{< /n >}}.

Paged.js est un programme écrit en JavaScript, aussi appelé "bibliothèque de code", et sa fonction est double : il s'agit autant de disposer d'un environnement de travail basé sur les outils du Web, que d'utiliser ces technologies pour produire un format paginé.
Autrement dit, Paged.js permet d'abord d'afficher une prévisualisation d'un contenu _paginé_ dans un navigateur, ce qui offre la possibilité d'utiliser les outils du développement et du design web comme l'inspection du code pour des ajustements à la volée.
Ensuite Paged.js implémente les spécifications prévues par le W3C pour les médias paginés, ce qui permet de produire un format PDF via une mise en forme CSS.
Il s'agit d'_afficher_ et d'_opérer_.
Paged.js est donc un _polyfill_, une "prothèse d'émulation", qui permet ainsi de pallier à l'absence de prise en charge de certaines fonctions CSS — pourtant standardisées.
Le navigateur est chargé d'afficher une page web, il est en quelque sorte _forcé_ à _paginer_ cette structure.
Notons au passage que c'est exactement le procédé utilisé pour la version imprimée du _Novendécaméron_ étudié précédemment{{< renvoi chapitre="3" section="5" >}}.

Paged.js peut être utilisé à plusieurs étapes, tout d'abord lors de la création avec la possibilité de prévisualiser facilement dans le navigateur web le résultat final, tout en utilisant les outils d'inspection pour tester des ajustements, c'est ce que Julie Blanc nomme "Coder pour voir, voir pour coder" {{< cite "blanc_composer_2023" "192" >}}.
Cette possibilité de travailler dans le navigateur distingue Paged.js d'autres outils basés sur le principe du _CSS print_, comme Prince (abordé par la suite) ou WeasyPrint{{< n >}}[https://weasyprint.org](https://weasyprint.org){{< /n >}}, ce qui explique son adoption par des designers graphiques.
Cette étape qui consiste à composer et à mettre en forme une structure sémantique est suivie par la production du fichier au format PDF via la fonction "imprimer" du navigateur.
Cette fonction peut être appelée dans le navigateur ou via une interface en ligne de commande pour automatiser la production, ainsi Paged.js peut être intégré à d'autres processus.
L'usage du _CSS print_ se fait donc avec un fichier HTML mis en forme avec une feuille de styles CSS et les spécifications des médias paginés émulées par le script Paged.js.
Nous ne développons pas ici le fonctionnement de Paged.js, sa documentation suffisant à comprendre ses différentes fonctionnalités{{< n >}}[https://pagedjs.org/documentation/](https://pagedjs.org/documentation/){{< /n >}}.

Nicolas Taffin détaille lui-même les pratiques d'édition impliquées par un tel processus, et notamment le travail éditorial sur le texte et la composition typographique {{< cite "taffin_dans_2021" >}}.
Il parle de "quatre temps actifs de publication", qui consistent à la rédaction, la maquette, la relecture/correction et la retouche finale de composition.
Les trois premiers, la rédaction, la maquette et la relecture/correction, peuvent se superposer.
Il est effet possible pour les auteurs, les autrices, les traducteurs ou les traductrices, d'écrire, de structurer et de corriger pendant que le ou la designer prépare la maquette.
Cela s'explique aussi parce que ces temps correspondent à des fichiers différents, isolants d'une certaine façon les types d'interventions : un document au format AsciiDoc pour la rédaction et la correction, des feuilles de styles pour la maquette et la composition.
Le dernier temps, celui de la composition finale, est réalisé sans possibilité de modifier le texte par une autre personne que celle qui compose, certains ajustements typographiques pouvant être remis en cause à la moindre modification dans le texte.
La composition peut être complexe, par exemple pour le comportement de certains blocs de texte spécifiques.
Nicolas Taffin explique ainsi, dans le cas d'un manuel à la structuration plus élaborée que les titres de la collection "interventions", que certains encadrés ne doivent pas être à cheval sur deux pages.
Plutôt que de forcer manuellement le saut de cet encadré en intervenant sur la source, donc sur le fichier AsciiDoc en déplaçant les quelques lignes concernées, il s'agit d'appliquer une règle de comportement qui _pousse_ l'encadré sur la page suivante au moment du _calcul_ de la page.
Cela est possible via l'utilisation d'un script additionnel, un micro-programme ou un composant supplémentaire, qui intervient sur la génération paginée du document en plus des autres règles d'agencement et de mise en forme.
Sans détailler précisément ce comportement, notons que ce fonctionnement modulaire sépare le processus global de pagination permis par Paged.js et des règles complémentaires.
En adoptant ce type de fonctionnement, il s'agit clairement de _composer_ les outils de composition eux-mêmes, ici pour des besoins très spécifiques et parfois ponctuellement liés à un projet éditorial.
Imprimer des pages web n'est plus seulement une pratique qui se passe de logiciel, mais une autre manière de considérer l'édition et le travail de composition et de mise en page.


### 5.3.3. Composer les outils d'édition

Le Web est d'abord un espace de publication de documents numériques, ici il est utilisé comme outil via les formats HTML et CSS et leurs standards, l'usage d'un navigateur web, et le recours à des scripts.
Le _CSS print_ ou _HTML to print_ est un changement de paradigme : d'un environnement de lecture spécifique le Web devient un ensemble d'outils.
Dit autrement, l'usage des technologies du Web n'est plus seulement un moyen de publier des artefacts éditoriaux, mais d'_opérer_ ces artefacts.
Il est désormais possible d'_opérer_ avec le Web.

Avant d'analyser les implications de ce changement profond dans les pratiques éditoriales, il faut rappeler que si l'idée d'imprimer des pages web débute avec le Web lui-même, le mouvement dit du _CSS print_ est relativement récent.
Ainsi, imprimer des pages web est possible depuis longtemps, même si les options de mises en forme et de paramétrage sont très limitées.
Parmi plusieurs solutions existantes{{< n >}}L'initiative print-css.rocks répertorie plusieurs des logiciels ou programmes permettant de convertir un document HTML en document paginé : [https://print-css.rocks](https://print-css.rocks).{{< /n >}}, nous devons mentionner le logiciel Prince (aussi appelé Prince XML).
Il existe depuis le début des années 2000 et permet de transformer une page HTML en document PDF via l'utilisation d'une feuille de styles CSS.
Prince est un logiciel pensé pour faciliter la production de documents imprimés, dans une perspective industrielle plus qu'artisanale.
S'il applique le même principe que Paged.js, c'est-à-dire implémenter les spécifications du W3C les plus avancées pour les médias paginées, plusieurs points importants le démarquent du mouvement dit du _CSS print_.
Il s'agit d'abord d'un logiciel propriétaire et payant, qui s'adresse à des entreprises qui ont un besoin conséquent (en termes de nombre de documents et de rythme de publication).
L'exemple de l'utilisation de Prince par Hachette pour la production de romans ou d'essais illustre bien cette situation {{< cite "cramer_beyond_2017" >}}, des entreprises ont recours à des méthodes et des outils non conventionnels dans la perspective d'un gain de temps conséquent et donc d'un plus grand profit.
Prince n'est pas pensé pour _composer_ ses outils d'édition, il s'agit d'une solution logicielle qui invite à reconsidérer les logiciels habituellement utilisés et non à reconsidérer l'acte d'édition lui-même.

Paged.js n'est pas développé comme alternative à des solutions propriétaires ou répandues.
Si l'utilisation de Paged.js est relativement simple — embarquer le script sur une page HTML et faire appel à des fonctions CSS spécifiques —, elle oblige cependant, comme le démontre Nicolas Taffin, à repenser les méthodes d'édition et la constitution d'une chaîne d'édition.
D'une part il faut d'abord s'approprier l'outil, ce qui nécessite une certaine maîtrise des technologies du Web, et d'autre part il est ensuite possible de développer des extensions — cela est facilité par la licence libre associée à Paged.js et l'environnement JavaScript.
Ce double mouvement d'apprentissage et de création fait partie intégrante du concept de _fabrique_ que nous développons par la suite{{< renvoi chapitre="5" section="4" >}}.
Cela est également tangible dans les multiples initiatives qui explorent les possibilités de Paged.js, et notamment autour de PrePostPrint ou de la "bibliothèque _web to print_" précédemment citées{{< renvoi chapitre="5" section="2" >}}.
Des communautés de pratique se créent.

Pour revenir à C&F, qui s'inscrit dans ces explorations de Paged.js, il faut noter que d'autres outils sont développés pour accompagner l'édition ou la composition.
Le simple script "Pagedjs reload-in-place" {{< cite "taffin_pagedjs_2020" >}} développé par Nicolas Taffin permet par exemple de rester situé sur un emplacement précis, sans avoir à se repositionner à chaque rafraîchissement de la page web lors du travail de composition ou d'édition.
Cela nous amène à une double critique : les compétences requises pour de tels développements, et la place importante que prend le navigateur web dans le travail d'édition.
S'il est en théorie possible de créer de multiples extensions pour constituer ou améliorer une chaîne d'édition, encore faut-il en avoir les compétences.
Être capable de coder en JavaScript ne semble pas accessible à n'importe quelle personne au sein d'une maison d'édition.
Ensuite cette expérience d'édition de C&F est particulièrement dépendante d'un logiciel : le navigateur web.
Ce _méta-logiciel_, désormais d'une complexité immense, se place au centre de ces pratiques.
Paged.js et les personnes qui y recourent sont dépendantes de l'adaptation de certains standards et de l'évolution des navigateurs.
La liberté acquise avec le _CSS print_ est fortement relativisée par l'ingénierie incroyablement complexe des navigateurs et le monopole exercé par certaines entreprises qui les développent.
Chrome et Chromium sont par exemple les seuls navigateurs qui implémentent certaines fonctionnalités très utiles pour composer des pages, comme la gestion fine des orphelines, il est toutefois possible d'utiliser d'autres navigateurs web comme Firefox en prenant en considération certaines limites.
Il y a un déplacement — et non une translation — dans ces types de pratiques qui se développent.
Le logiciel conserve une place importante dans ces processus d'édition, mais il n'est plus la condition de _fabrication_ des artefacts, le champ des possibles reste bien plus ouvert.

Enfin notons qu'en adoptant ces méthodes et ces outils, C&F Éditions dispose d'un même environnement de travail pour le travail sur le texte et la composition graphique, ou pour les livres imprimés et numériques, ce qui facilite les échanges plutôt que de réduire les coûts de production.
Nicolas Taffin s'en explique lui-même dans un texte intitulé "Les illusions de la source unique" {{< cite "taffin_typotherapie_2023" "158-173" >}}.
Les principes du _single source publishing_ ne peuvent être adoptés pour des raisons de gains financiers ou de temps, mais pour l'horizontalité ainsi créée, qui favorise la circulation de l'information et le croisement des interventions par différents corps de métier.
Sans constituer un modèle duplicable ou une solution logicielle, la chaîne d'édition mise en place pour C&F se passe de logiciel pour disposer d'un environnement maîtrisé qui (re)met les compétences éditoriales au cœur de l'acte d'édition.
Ainsi l'expérience de C&F nous amène à considérer plus fortement le concept de _fabrique_ comme un phénomène d'édition, que nous devons désormais définir précisément.