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title: "La fabrique : éditer des fabriques et fabriquer des éditions"
chapitre: 5
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Certaines pratiques d'édition révèlent un double mouvement où le processus d'édition est constitué en même temps que l'acte d'édition est réalisé, les deux étant intrinsèquement liés.
Partant de ce constat, que les précédents chapitres ont tenté d'expliciter à travers plusieurs mises en perspective théoriques ainsi que des études de cas, nous devons définir ce _méta-processus_, ce lieu de la construction d'un processus de production d'artefacts et de l'acte éditorial lui-même.
Plutôt que de distinguer une _chaîne d'édition_ et un _acte éditorial_, nous utilisons l'expression de _fabrique d'édition_ pour considérer l'édition comme un processus technique qui produit des artefacts autant qu'il génère le dispositif de production.
Notre recherche se concentre désormais sur la notion de _fabrique_, que nous établissons ici tel un concept.
À la première de nos interrogations, "comment fabrique-t-on des livres ?", nous réagissons avec notre principale question : comment définir le processus d'édition quand la fabrication de l'édition est attachée à l'édition de la fabrique et inversement ?

Avant d'analyser la dimension inhérente d'imbrication du terme _fabrique_, nous devons expliquer pourquoi d'autres concepts ne conviennent pas ici, tels que _chaîne_, _système_ ou _forge_.
Cette exploration lexicale et conceptuelle nous permet de comprendre le cadre épistémologique dans lequel s'enferment des approches dites _conventionnelles_ basées sur le logiciel, mais aussi de déterminer plusieurs facteurs contextuels qui expliquent la nécessité d'une nouvelle proposition.
Une première introduction du concept de _fabrique_ passe par l'analyse du concept de _faire_ développé par l'anthropologue Tim Ingold.
Il s'agit ici d'observer d'autres situations où l'_acte_ ou le _geste_ est lié à la dimension de conception de toute pratique humaine, la fabrication.
Ensuite nous présentons une nouvelle conceptualisation de la fabrique proposée par le théoricien des médias et du design Vilèm Flusser.
Cela constitue une reconfiguration des modalités de fabrication dans un environnement numérique, il s'agit de concentrer une analyse sur des dispositifs plutôt que des artefacts, l'édition étant une activité humaine tout aussi concernée par le cadre proposé par Vilèm Flusser.
Nous établissons ainsi ce que nous considérons comme une _fabrique d'édition_, détaillant les différents principes de ce concept.
Enfin, pour illustrer — et en partie épuiser — de façon générique son application, nous prenons un cas d'étude technique, avant l'étude de cas plus spécifique qui suit dans la prochaine section.

La _fabrique_ constitue un autre modèle épistémologique pour l'édition, un modèle théorique et pratique.


### 5.4.1. Chaîne, système, forge et fabrique

Les trois termes "chaine", "système" et "forge" conviennent pour définir des situations éditoriales spécifiques, mettant en jeu des notions d'actes d'édition, de publication ou encore de constitution technique.
Ils ne répondent toutefois pas à nos nécessités de définition conceptuelle, où les interventions sur le texte sont imbriquées dans la constitution de processus techniques — et inversement.
Quelle est la nécessité ici de recourir à un quatrième terme, _fabrique_, pour élaborer une définition de l'édition ?

Dans l'édition, les processus techniques de fabrication ou de production sont majoritairement nommés "chaînes" dès qu'il s'agit de sortir du paradigme bureautique.
En plus de ce que nous avons déjà établi{{< renvoi chapitre="2" section="5" >}}, nous pouvons convenir que le terme "chaîne" implique une déconstruction des étapes, permettant d'envisager des processus complexes pour des traitements éditoriaux avancés.
Il est souvent question de sémantique, qu'il s'agisse d'édition numérique multi-formats ou d'édition critique numérique, l'implémentation se faisant par le biais de schémas XML, orchestrés à travers différents scénarios de conversion.
Ainsi l'expression "chaîne d'édition" correspond majoritairement à l'utilisation d'un encodage au format XML auquel est appliquée une série de transformations pour aboutir à plusieurs formats de sortie.
Une source unique est utilisée tout au long du processus, le terme "chaîne" peut exprimer une certaine linéarité dans les étapes éditoriales — rédaction, édition (correction, composition, etc.), et diffusion — appliquées à cette source, et dont la modélisation est exprimée dans des gabarits aux formats divers.
Le projet Métopes, dans l'édition scientifique, illustre avec beaucoup de justesse ce principe : un modèle éditorial, résultat d'un important travail de structuration et de négociation (technique et institutionnelle), est appliqué sans pouvoir être remis en cause durant l'édition.
Cela permet de disposer d'un processus stable, les ajustements se faisant uniquement sur la _forme_ de certains artefacts, les pratiques sont en partie imposées même si Métopes demeure une chaîne d'édition ouverte et adaptable.
D'autres implémentations de chaînes d'édition ou de chaînes éditoriales peuvent être évoquées, comme Scenari.
Stéphane Crozat, dans un ouvrage destiné à la compréhension de cette chaîne, décrit d'ailleurs ainsi une "chaîne éditoriale" :

{{< citation ref="crozat_scenari_2007" page="2" >}}
Une chaîne éditoriale est un procédé technologique et méthodologique consistant à réaliser un modèle de document, à assister les tâches de création du contenu et à automatiser la mise en forme. Son atout premier est de réduire les coûts de production et de maintenance des contenus, et de mieux contrôler leur qualité.
{{< /citation >}}

"Chaîne d'édition" est utile pour disposer d'une dénomination commune, comme référence linguistique partagée et partageable — même si dans les faits l'expression n'est pas toujours définie avec précision.
Nous utilisons nous-même abondamment cette tournure depuis le début de cette thèse pour qualifier une série de méthodes et d'outils permettant l'acte éditorial.
"Chaîne d'édition" est toutefois problématique, pour trois raisons principales : la linéarité du processus qui ne permet pas d'envisager un élément de la chaîne pris isolément, la dimension fonctionnaliste qui ne remet pas en cause l'activité d'édition elle-même, et le domaine d'application qui limite d'autres champs des lettres en dehors de l'édition scientifique.
Ces points sont par ailleurs décrits dans le mémoire de Master qui a préfiguré ce travail de recherche {{< cite "fauchie_vers_2018" >}}, mémoire qui utilise aussi le terme de "système" dont nous exposons désormais les limites.
Il faut noter que la notion de "système" est parfois aussi inclue dans plusieurs définitions des chaînes d'édition ou des chaînes éditoriales, comme c'est le cas dans celle de Stéphane Crozat cité juste avant.

"Système" est un terme intéressant en ce qu'il convoque une dimension complexe faite d'organisation, d'interactions et de fonctions, il implique un certain nombre de composants formant un tout.

{{< citation ref="condillac_traite_1749" >}}
Un système n'est autre chose que la disposition des différentes parties d'un art ou d'une science dans un ordre où elles se soutiennent toutes mutuellement, et où les dernières s'expliquent par les premières.
{{< /citation >}}

Le principal défaut de "système" ici tient dans le caractère fermé de ce _tout_.
"Système" est pratique car il induit une certaine classification des éléments qui le composent, leur organisation interne pouvant être définie de façon assez libre mais révélant une forme de cohérence.
La connaissance moderne s'est constituée autour de cette notion de _système_, qui peut même être considérée comme un genre {{< cite "siskin_system_2016" "1-2" >}}.
La recherche de cohérence partout conduit à concevoir, construire et maintenir des systèmes.

Dans _Vers un système modulaire de publication_, nous avions fait appel à ce terme pour caractériser des _modules_ dont l'articulation des fonctions produit une synergie {{< cite "fauchie_vers_2018" >}}.
Si nous avions considéré ces _modules_ — les éléments du système de publication — comme pouvant être interchangeables, nous avions aussi imposé une modélisation éditoriale bien spécifique, reflet de _fonctions_ pré-établies.
Le terme de "système" amène à une certaine forme d'essentialisation, quand bien même son fonctionnement interne est _modulable_.
"Système" ne permet pas de définir des pratiques avec suffisamment d'acuité.
Si ce terme est nécessaire pour définir des processus constitués de fonctions, il est cependant défaillant pour englober plus largement des pratiques éditoriales imbriquées.

Un dernier terme mérite d'être analysé, il s'agit de "forge", qui comporte deux dimensions en lien avec notre réflexion : le lieu et la malléabilité.
_Chaîne_ et _système_ sont deux qualificatifs abstraits, qui n'indiquent pas dans quelles conditions opèrent ces processus.
Une _forge_ est un atelier où sont travaillés des métaux, c'est le lieu où une matière est transformée en artefact.
Dans le domaine informatique, une forge est un système de gestion du développement de logiciels où se croisent les collaborations multiples selon des protocoles établis.
Appliquée à l'édition, la forge serait le lieu du façonnage de textes, l'ensemble des pratiques permettant de former un artefact éditorial.
Ou encore le rassemblement de différentes initiatives techniques pour l'édition, tel que l'avait formulé Chloé Girard en 2011 dans la perspective d'une convergence des moyens de production (libres) de l'édition numérique {{< cite "kauffmann_et_2011" >}}.
Le terme de forge s'applique ainsi autant à la constitution des éléments du processus qu'à la production de l'objet éditorial final.
Cette dualité est aussi une ambiguïté, qui tient moins de la réflexivité d'un processus que d'une superposition des activités du travail du texte et de la constitution des outils permettant d'y parvenir.
Nous avons besoin d'un terme qui va au-delà de ces considérations qui révèlent l'imbrication et la superposition, nous permettant de disposer d'un poste d'observation.

Si les termes de _chaîne_, _système_ ou _forge_ ne conviennent pas{{< n >}}Pas plus que _outil_, _instrument_, _dispositif_, _machine_, _manufacture_, _technologie_, _technique_ ou _méthode_.{{< /n >}}, le terme "fabrique" semble plus ouvert à une construction conceptuelle riche, oscillant entre un dispositif artisanal — _fabrique_ est synonyme d'atelier — et une structure industrielle.
Dans une perspective inéluctablement numérique, la _fabrique_ se situe par exemple entre le _creative coding_ et l'industrialisation informatique, comme abordé dans une section précédente{{< renvoi chapitre="5" section="2" >}}.
D'un choix par défaut cette notion devient un élément pertinent pour caractériser ce _lieu de la fabrication_, et nécessite d'être revisité pour révéler ce qui s'y joue en creux.


### 5.4.2. Le faire de Tim Ingold

Pour comprendre le double jeu dont cette thèse est l'objet, soit l'imbrication de l'édition d'un texte et de l'établissement d'un processus permettant cette édition, nous devons faire un détour par la question du _faire_, en tant que l'entremêlement de la pratique et de la production d'un artefact.
Dans "Faire un biface" {{< cite "ingold_faire_2017" "83-109" >}}, l'anthropologue Tim Ingold apporte un éclairage déterminant sur l'acte de fabrication qui définit l'être humain : _faire_ n'est pas le résultat d'une pré-conception qui s'accomplit dans un geste.

_Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture_ est une recherche anthropologique qui s'articule autour des conditions de création de différents artefacts.
Le titre original, _Making: Anthropology, archaeology, art and architecture_ {{< cite "ingold_making_2013" >}}, permet de prendre en compte la richesse du terme _making_ qui, en français, peut également être compris comme _fabrication_.
C'est autour de ce que Tim Ingold appelle les "quatre A" — pour _anthropologie_, _archéologie_, _art_ et _architecture_ — qu'une pensée audacieuse et intelligente se déploie, avec, toujours, une dimension pratique et pédagogique, notamment via des travaux de recherche menés avec des groupes d'étudiant·e·s.
Parmi les neuf chapitres, "Faire un biface" relate ce qu'est un _silex_ et comment il a pu être fabriqué avec autant de précision et de régularité.
Si le lien entre cet artefact coupant et l'édition semble éloigné, il y a pourtant matière à comparaison.
Ce texte permet tout simplement de reconsidérer toute acte de fabrication quel qu'il soit, mais aussi de mieux appréhender les processus techniques en tant que tels.
Surtout, les argumentations de Tim Ingold nous permettent de cheminer vers le concept de _fabrique_, comme une dimension plus contemporaine du _faire_ de ces âges lointains.

L'origine du biface acheuléen est une énigme archéologique et anthropologique.
Comment un tel objet a-t-il pu être fabriqué avec une régularité manifeste pendant plusieurs dizaines de milliers d'années dans des lieux très éloignés les uns des autres ?
Les recherches archéologiques convergent vers une conception hylémorphique, faisant usage du biface comme d'une preuve de l'intelligence humaine, et concluant que les êtres humains (ou tout du moins les êtres du Paléolithique inférieur) sont capables d'établir une image mentale d'un objet et de réaliser cet artefact.

{{< citation ref="ingold_faire_2017" page="93" >}}
La culture fournirait les formes, et la nature les matériaux ; en surimposant les unes aux autres, les hommes créeraient des artefacts, lesquels les entourent toujours davantage.
{{< /citation >}}

Tim Ingold remet en cause cette conception en explorant plusieurs hypothèses formulées par des archéologues ou des anthropologues, il s'agit d'un travail de recueil et de mise en perspective passionnant.
André Leroi-Gourhan envisage une rencontre entre instinct et intelligence, le biface serait à la fois le résultat d'une démarche instinctive et d'une fabrication dont le concept précéderait l'artefact final.
Le biface serait alors produit comme le nid d'un oiseau, ce qui remet en cause l'exclusivité humaine de l'intelligence nécessaire pour établir un plan, un _design_.
Et si le fabricant du biface n'avait jamais eu l'intention de produire ce que nous nommons ainsi ?
C'est l'hypothèse émise par des archéologues, qui conduit à considérer deux "formes finales", celle de l'artefact et celle conceptualisée qui le précède.
Tim Ingold remet alors fortement en cause le modèle hylémorphique.

{{< citation ref="ingold_faire_2017" page="98" >}}
Nous ne pouvons pas supposer que les formes des blocs récupérés étaient celles que leurs artisans avaient d'abord à l'esprit pour ensuite chercher à l'imposer à la matière, ni même que quelque chose d'équivalent à ces "modèles mentaux" ou ces "intentions géométriques" dont parle Pelegrin aient jamais existé dans leur esprit.
{{< /citation >}}

S'ensuit une réflexion sur l'achèvement de l'objet étudié, pour certains archéologues et anthropologues il y a un point de départ et un point d'arrivée, et un processus "hiérarchiquement organisé".
À l'idée selon laquelle une "activité hautement spécialisée" est forcément déterminée par un plan préconçu, Tim Ingold oppose le fait que les galets sur la plage sont également le résultat de processus complexes et longs, sans pour autant être le résultat d'une activité humaine, nous projetons ainsi une intentionnalité qui n'existe pas.
Le biface n'est achevé que pour les archéologues qui l'inscrivent dans une collection.
L'importance du corps revient à plusieurs reprises, tant cet artefact porte la forme des mains de celles et de ceux qui les ont taillés et façonnés.
Tim Ingold parvient enfin à une proposition qui fait sens : le biface est le résultat d'une action qui fait émerger une forme.

Nous retenons plusieurs idées fortes de la conclusion de ce chapitre, conclusion qui s'appuie sur les travaux des chercheurs et des chercheuses, Tim Ingold réalisant ici un formidable travail de récolement, de synthèse et de critique, établissant une conversation scientifique riche.
Dans le cas du biface il n'y a pas de projection, c'est l'utilité de la distinction (et de l'opposition) entre "forme émergente" et "forme imposée".
Il faut ainsi considérer un processus qui se constitue par la pratique et par l'action, ici en lien avec la matière.
Tim Ingold fait référence à Gilles Deleuze et à Félix Guattari en ce qui concerne la relation à la matière et la remise en cause définitive du modèle hylémorphique.

{{< citation ref="ingold_faire_2017" page="107-108" >}}
Il est clair qu'il ne s'agit pas en l'occurrence d'imposer une forme à un matériau, mais plutôt de laisser émerger les formes — en comprenant ces dernières en un sens plus topologique que géométrique — qui se trouvent de manière latente dans les variations de la matière elle-même, dans ses lignes d'énergie de tension et de compression.
{{< /citation >}}

Si plusieurs centaines de millénaires nous séparent du Paléolithique, et qu'une comparaison entre la fabrication d'un biface et celle d'un livre est quelque peu incongrue, nous pouvons nous inspirer de la méthode de Tim Ingold pour observer quelques éléments pertinents.
Tout d'abord, comme nous l'avons déjà dit{{< renvoi chapitre="1" section="2" >}}, le livre porte la trace de sa fabrication, et les logiciels de traitement de texte ou de mise en page ont plus spécifiquement une influence sur la façon d'éditer.
C'est en tout cas ce que révèlent des pratiques _sans logiciels_ comme abordées dans les sections précédentes{{< renvoi chapitre="5" section="2" >}}.
Si tout acte éditorial est préconçu en cela qu'il y a un plan établi, des étapes définies et une méthode, il n'en demeure pas moins que tout projet éditorial n'est achevé qu'à mesure que des étapes se succèdent, celles-ci devant s'adapter à un nombre important de facteurs qui ne sont pas tous prévisibles — modifications du texte, révision de la structure, espace de diffusion, changement substantiel de la forme de l'artefact, etc.
Le livre, comme le biface d'une certaine manière, est façonné _pendant_ l'acte éditorial, résultat de différentes forces qui opèrent sur le sens, qui forment le sens.
Le designer et typographe Jost Hochuli évoque cette relation entre _instinct_ et méthode {{< cite "hochuli_design_2020" >}}, le design de ses livres conservant des traces de ce façonnage.

Si cela ne nous dit pas exactement ce qu'il en est de la _fabrique_, étudier le _faire_ comme activité double et réflexive nous permet d'envisager d'autres modèles conceptuels pour définir des pratiques d'édition.
Du "courant tourbillonnant" évoqué par Tim Ingold pour qualifier le biface comme le résultat d'un processus manuel réflexif sur la matière, nous devons désormais analyser le "cercle des outils" de Vilèm Flusser.


### 5.4.3. La fabrique de Vilèm Flusser

"Fabrique" est un terme empreint de nombreuses consonances, autant politiques, philosophiques que techniques, d'autant plus avec les révolutions industrielles qui ont marqué les sociétés depuis plusieurs siècles.
Le mot est aujourd'hui utilisé dans bien des contextes — difficile de lister le nombre d'ouvrages de toute sorte dont le titre est une déclinaison de _fabrique_ —, profitant d'un relatif flou de cette notion.
Une (re)conceptualisation du terme est donc nécessaire voire incontournable, et le court texte "The Factory" — La Fabrique en français — issu de _The Shape of Design_ de Vilèm Flusser {{< cite "flusser_shape_1999" "43-50" >}} est un point de départ puissant et riche.
Si cet ouvrage s'inscrit dans une théorie du design — au sens large —, il s'agit aussi d'une réflexion dans le champ des médias, ainsi qu'en anthropologie et plus globalement en sciences humaines.
Le pionnier de la théorie des médias est avant tout phénoménologue, ce qui explique ses centres d'intérêt multiples et sa pensée toujours aiguisée, quel que soit le sujet — l'ouvrage _Flusseriana: An Intellectual Toolbox_ en donne un bon aperçu {{< cite "zielinski_flusseriana_2015" >}}.

Vilèm Flusser établit une définition _contemporaine_ de l'être humain _contemporain_, au moment où le monde connaît un basculement dans la société de l'information{{< n >}}Le texte original en allemand est publié en 1993, suivi par la version en langue anglaise en 1999 puis par une version française en 2002.{{< /n >}}, l'informatique et Internet jouant alors un rôle prépondérant.
Plutôt que de baser cette définition selon une supposée sagesse — le _sapiens_ d'_Homo sapiens_ —, Vilèm Flusser préfère s'en tenir à une approche anthropologique moins idéologique.
L'humanité se définit ainsi par sa capacité à _manufacturer_, à _fabriquer_.

{{< citation ref="flusser_shape_1999" page="43" lang="en" >}}
Whenever we find any hominid anywhere in whose vicinity there is a working-floor, and whenever it is clear that a hominid has worked in this "factory", then this hominid should be referred to as _homo faber_ — i.e. a real human being.
{{< /citation >}}

Toute approche anthropologique — mais aussi historique — devrait se consacrer à l'étude des fabriques, qu'elles soient passées, présentes ou futures.
Vilèm Flusser parle plus précisément des outils du quotidien, comme le biface de Tim Ingold.
Tout ce qui définit l'être humain (les relations sociales élaborées, le langage, l'écriture, etc.) peut être étudié sous l'angle de la fabrique.
Étudier les fabriques, quels que soient les domaines ou les âges, c'est étudier l'humain.
Vilèm Flusser liste ainsi les principales évolutions de ces fabriques — façonnant aussi l'être humain — à travers quatre périodes successives, aussi appelées "replis" tels qu'analysées par Yves Citton {{< cite "citton_singularite_2019" "172-173" >}}.

{{< citation ref="flusser_shape_1999" page="44-45" lang="en" >}}
Factories are places in which new kinds of human beings are always being produced: first the hand-man, then the tool-man, then the machine-man, and finally the robot-man. To repeat: This is the story of humankind.
{{< /citation >}}

En plus de fabriquer, l'être humain a aussi cette particularité de valoriser ou d'exploiter les artefacts issus de ses pratiques de _fabrication_.
Un autre phénomène accompagne cette pratique, celle de l'influence de l'objet fabriqué sur l'humain, ou plutôt de la _fabrique_ sur l'humain.
Les passages de la main à l'outil, puis de l'outil à la machine, et enfin de la machine aux appareils, démontrent une forme de réflexivité qui se meut.
Le texte traduit en anglais fait mention de "robots" et non d'"appareils" que nous devons à la traduction française {{< cite "flusser_petite_2002" "58" >}}.
Yves Citton utilise l'expression "appareils de computation" {{< cite "citton_singularite_2019" "173" >}} qui répond bien aux enjeux de l'époque de ce texte — les années 1990.
Si la main ancre l'humain dans la nature, l'outil lui permet d'accéder à la culture, c'est même l'outil qui expulse l'être humain de la nature.
L'apparition de la machine, permise grâce au développement de la science et plus précisément de la physique et de la chimie, bouleverse considérablement le rapport à la technique.
Si l'outil était la variable et l'humain la constante, les rôles sont inversés avec la machine, tant cette dernière est plus durable et plus précieuse que les ouvriers et les ouvrières qui la manipulent.
D'une fabrique centrée sur l'humain avec l'outil, les dix-neuvième et vingtième siècles sont un moment où l'être humain est malmené par la machine, à la fois attiré et "recraché".
Vilèm Flusser envisage une troisième révolution industrielle avec le développement des domaines scientifiques de la biologie et de la neuropsychologie, où les _robots_ — ou _appareils de computation_ — sont bien plus malléables que les machines.

{{< citation ref="flusser_shape_1999" page="48" lang="en" >}}
A new method of manufacturing — i.e. of functioning — is coming into being: The human being is a functionary of robots that function as a function of him.
{{< /citation >}}

Les robots ou les appareils de computation constituent le point de départ de cette troisième révolution — en train de se faire au moment où Vilèm Flusser écrit ce texte —, après la simulation empirique de la main et du corps permise par l'outil, puis celle mécanique de la machine.
L'être humain est désormais le "fonctionnaire" des robots, ces derniers ayant toutefois besoin des êtres humains pour que ses fonctions soient définies.
Nous avons encore à faire à une imbrication ici, puisque l'être humain est l'agent des _robots_, mais pour que cela soit le cas encore faut-il que ces robots aient été programmés par les êtres humains eux-mêmes.
Nous sommes en plein dans une réflexion théorique sur l'informatique et le logiciel, les interrogations de Vilèm Flusser rejoignant celles de Friedrich Kittler déjà mentionnées{{< renvoi chapitre="4" section="1" >}} où il est désormais question de _fonctionnalités_ et de comment elles sont déterminées.
Quelles sont les conditions d'une forme d'émancipation _avec_ l'informatique ?
Comment ne pas recréer le même dispositif aliénant de la machine ?

Vilèm Flusser définit un nouveau type de fabrique comme lieu d'apprentissage et de créativité, dont la condition d'existence est permise par ces appareils de computation.
Après l'humain-main, l'humain-outil et l'humain-machine, l'humain-robot est un scientifique, et non plus un artisan, un ouvrier ou un ingénieur.
Notons ici que Vilèm Flusser a lui-même travaillé dans des usines et a été directeur de Stabivolt, une fabrique de radios et de transistors.
De la fabrique comme lieu de la machine à laquelle l'humain est asservi, il s'agit de reconsidérer notre rapport à la technique avec la perspective d'un apprentissage entremêlé dans une pratique de fabrication.
Ainsi la fabrique n'est plus un agent de la production qui oppresse les humains, ces derniers deviennent les agents de la fabrique, en tant qu'ils déterminent ses fonctions et sont influencés par les fonctions des appareils de computation.
Il était déjà question d'_agent_ dans la définition de l'édition en tant qu'acte{{< renvoi chapitre="2" section="2" >}}, ou dans les recherches d'Alan Kay sur les interfaces{{< renvoi chapitre="5" section="2" >}} où l'agent est défini comme l'intermédiaire avec lequel les personnes qui utilisent le (méta)médium informatique interagissent.
Ici _agent_ est entendu à la fois comme la condition d'intervention sur les robots qui passe par des instructions de programmation, et comme une abstraction de toute chose comme composant d'un calcul, d'une computation.

{{< citation ref="masure_vivre_2019" page="180" >}}
Si leur destruction est impossible, il nous faut donc apprendre à vivre dans les programmes.
{{< /citation >}}

Il y a ici un point commun avec Alan Kay et avec Friedrich Kittler, qui réside dans cette volonté de placer l'apprentissage du code comme une condition d'une émancipation _avec_ les appareils de computation omniprésents.
La créativité est possible si nous nous emparons de ce code.
Cela ne signifie pour autant pas que nous devons tous savoir programmer, mais plutôt être aptes à déjouer les codes en les détournant ; c'est ce que nous avons démontré avec les mouvements de _creative coding_ ou de _CSS print_ abordés précédemment{{< renvoi chapitre="4" section="2" >}}.

{{< citation ref="flusser_shape_1999" page="49-50" lang="en" >}}
When, however, robots begin to oust machines, it becomes apparent that the factory is nothing but an applied school and the school nothing but a factory for the acquisition of information. And at this point, the term _homo faber_ comes into its own for the first time.
{{< /citation >}}

Le dernier enjeu signalé par Vilèm Flusser est celui de la compréhension, de l'apprentissage et de la constitution des fonctions, qui sont de plus en plus abstraites.
La fabrique, telle que définie pendant les révolutions industrielles, disparaît, pour laisser la place à des fabriques-écoles et des écoles-fabriques, qui sont amenées à être partout, et qui sont l'occasion de penser de nouveaux modèles épistémologiques après l'outil ou la machine.
Cette dimension d'apprentissage inhérente à la fabrique — Vilèm Flusser parle même d'"école appliquée" — est un motif que nous avons rencontré à plusieurs reprises, à la fois dans les argumentations anthropologiques de Tim Ingold et comme composante inéluctable des processus analysés dans les différentes études de cas qui jalonnent les chapitres de cette thèse.
La fabrique n'est plus seulement un agent de la production, elle a aussi une influence sur celui ou celle qui l'utilise et la met en place.
Ne faudrait-il pas alors estimer la _fabrique_ comme un phénomène plus que comme un lieu ou un dispositif ?

Avant de définir le concept de fabrique _appliqué_ à l'édition, il faut replacer ce texte parmi les nombreux autres de Vilèm Flusser.
Un concept important dans sa pensée est celui de "techno-images" qui correspond à une modélisation épistémologique imposée par ses codes {{< cite "flusser_modepossible_1978" >}}, qui réduit fortement notre capacité à imaginer du fait de notre incapacité à le décoder.
Il est ainsi nécessaire d'établir un "techno-imaginaire" "capable de donner du sens à cette vie artificielle, à cette vie dans l'ennui des intervalles" {{< cite "masure_vivre_2019" "181" >}}.
Dans ce contexte la fabrique semble être une issue possible pour réapprendre autant à coder qu'à détourner.

{{< definition type="definition" intitule="Fabrique" id="fabrique" >}}
La _fabrique_ est un concept qui définit une manière de concevoir et de produire des artefacts.
Parler de _fabriques_ permet d’envisager un processus réflexif, qui se construit en même temps que l'artefact est conçu puis produit, et dont les deux mouvements s'écoutent et se répondent.
Avec cette approche nous ne prenons plus seulement en considération des outils prééxistants, mais aussi et surtout un ensemble de méthodes, de pratiques et de processus qui se définissent à mesure qu'un travail de conception et de production est enclenché.
L'entremêlement qualifie la _fabrique_, tant la mise en place d'un processus technique, l'apprentissage qui en est nécessaire et la création d'artefacts se croisent et se rencontrent.
La _fabrique_ est aussi considérée comme le pont entre des dispositifs dits industriels, qui placent la rapidité ou le rendement comme principes ou comme critères de réussite, et des pratiques dites artisanales souvent à moindre échelle, qui se concentrent sur les manières de faire autant que sur l’artefact produit.
Construire, produire ou manufacturer, le résultat est donc un artefact qui a été élaboré puis formé, _avec_ la technique.
{{< /definition >}}


### 5.4.4. La fabrique d'édition : définition d'un concept et d'un phénomène

Loin de vouloir établir une catégorisation enfermante en listant ce qui est et ce qui n'est pas une _fabrique d'édition_, nous nous appuyons sur les théories de Tim Ingold et de Vilèm Flusser pour énoncer un certain nombre de principes inhérents.
Considérant que la _fabrique d'édition_ consiste plus en un phénomène qu'en une méthode à suivre ou un processus à construire, notre définition est volontairement large.
Nous faisons ici référence aux différentes études de cas qui traversent la thèse, comme des preuves de concept convergentes et complémentaires.

{{< definition type="definition" intitule="Fabrique d'édition" id="fabriquededition" >}}
La fabrique d'édition est un phénomène, il s'agit de l'imbrication et de la réflexivité du travail sur le texte et de la constitution d'un processus technique permettant ce travail.
Le choix, l'agencement voir le développement des outils d'édition sont réalisés en même temps que le texte est sélectionné, structuré, corrigé, mis en forme et publié.
Il ne s'agit pas de deux calques qui se superposent mais d'un entremêlement de micro-actions qui donnent lieu à l'acte éditorial.
La forme de l'artefact éditorial est façonné par le processus technique, et ce dernier est mis en place en fonction du projet d'édition.
{{< /definition >}}

Les recherches de Tim Ingold sur le biface (parmi d'autres objets étudiés) introduisent la prise en compte d'un "tourbillon" à l'œuvre dans tout acte de fabrication.
L'acte de fabrication est la condition d'une conception, une conception ne peut être telle que par un acte de fabrication.
Vilèm Flusser abonde dans cette idée, apportant une nouvelle définition de la fabrique qui balise l'histoire humaine.
L'émergence du numérique peut être l'occasion de s'extraire de l'aliénation induite par les machines, à condition d'adopter une posture d'apprentissage et de créativité, voir de détournement.

Les concepts analysés dans chaque chapitre de cette thèse servent à comprendre le contexte d'émergence de la fabrique d'édition, et les concepts établis par la suite constituent un cadre de lecture de la fabrique d'édition comme phénomène.
Nous nous plaçons dans le domaine de l'édition{{< renvoi chapitre="2" section="1" >}} où il est question de produire des livres{{< renvoi chapitre="1" section="1" >}}.
Le numérique a influencé et influence encore la façon dont nous éditons des objets littéraires{{< renvoi chapitre="3" section="1" >}}, les formats nous aident à constater ces effets{{< renvoi chapitre="4" section="1" >}}, les chaînes d'édition étant par ailleurs majoritairement constitués de logiciels{{< renvoi chapitre="5" section="1" >}} qui amènent à une forme d'opacité et d'enfermement dans la diversité des pratiques et des artefacts qui sont produits.

Les livres sont des artefacts{{< renvoi chapitre="1" section="4" >}}, ils conservent la trace de leurs modalités de fabrication, ils sont donc des objets éditoriaux qui permettent d'observer un processus en action, l'édition.
L'édition est plus spécifiquement un acte éditorial{{< renvoi chapitre="2" section="2" >}}, dont nous pouvons considérer qu'il se déploie, dans un contexte désormais numérique, en une éditorialisation{{< renvoi chapitre="2" section="4" >}}.
Les pratiques d'édition ne se réduisent pas qu'à la seule production d'artefacts, la dimension hybride induite par le numérique permet de prendre en compte les outils et les plateformes multiples qui sont en jeu.
L'éditorialisation est donc aussi l'outil méthodologique utile à l'analyse de productions multimodales.
L'édition numérique{{< renvoi chapitre="3" section="4" >}} révèle autant ces formes multiples qu'une profonde refonte des processus techniques permettant d'y parvenir.
L'apport de l'approche des humanités numériques permet d'adopter un regard réflexif sur les pratiques et les artefacts, et ainsi d'interroger et de critiquer tout recours à des technologies dites du numérique.
Il s'agit de publier en cherchant, ou de chercher en publiant, avec la particularité de porter un regard critique sur la façon dont les processus opèrent.
L'acte éditorial peut aussi devenir un acte éditorial sémantique{{< renvoi chapitre="4" section="4" >}}, car si le sens du texte peut être représenté à travers un langage de balisage (quel qu'il soit), le sens de l'édition peut s'exprimer avec les principes du _single source publishing_.
Le processus d'édition s'accomplit par une modélisation à la fois abstraite et pratique, cette modélisation reflétant les différentes strates du travail sur le texte.

Nous établissons ainsi le concept de _fabrique d'édition_ en explicitant des concepts existants ou en en constituant, tels que _artefact éditorial_, _éditorialisation_, _édition numérique_ et _acte éditorial sémantique_.
Nous pouvons envisager une _fabrique d'édition_ si nous tenons compte de ces quatre concepts.
Dit autrement, il y a _fabrique d'édition_ lorsque : nous observons le processus d'édition dans l'artefact final ; nous faisons le constat des dynamiques constituantes de l'espace numérique, induites, permises ou engendrées par l'édition ; nous relevons un positionnement réflexif dans des pratiques d'édition numérique ; nous constatons un processus sémantique en plus d'une structuration qui porte le sens.
Ces différents concepts partagent une conception complexe des pratiques de conception, de fabrication et de production des livres, les artefacts finaux n'étant qu'une expression de l'acte éditorial parmi d'autres _traces_ tels que les choix techniques.
Enfin, de nouvelles modélisations épistémologiques — hétérogènes mais ayant comme point commun un caractère non-conventionnel — ne sont possibles qu'à condition d'abandonner le logiciel.

Les études de cas qui ponctuent les quatre premiers chapitres sont considérées comme des _fabriques d'édition_, tant les processus techniques mis en place sont fermement liés à la préparation et à la publication des textes.
Mieux, dans ces initiatives les différentes étapes d'édition se traduisent autant par la définition (sélection, adaptation ou développement) des programmes et des micro-programmes, que par des interventions sur le texte (structuration, correction, composition).

La fabrique d'édition est un phénomène qui constitue un cadre théorique dans le champ des études de l'édition, en contexte numérique.
Il s'agit d'une méthode systématique permettant d'observer de nouveaux modèles épistémologiques à l'œuvre dans des pratiques dites non conventionnelles.
À la suite des concepts cités précédemment (livre, édition, numérique, édition numérique), ainsi que des concepts d'énonciation éditoriale, d'éditorialisation, d'édition, ou de faire, nous établissons une proposition théorique qui s'appuie sur l'étude de pratiques, mais aussi sur l'expérimentation de processus éditoriaux comme nous le voyons dans la prochaine section.
Considérer des fabriques d'édition c'est définir ce qu'est la connaissance (l'édition produit des artefacts), étudier comment elle est constituée (la modélisation du sens nécessite un dispositif technique), et déterminer les conditions de sa diffusion et de sa réception.


### 5.4.5. La modélisation contextuelle pour illustrer le double mouvement de la _fabrique_

Les éléments théoriques présentés ci-dessus doivent être explicités via un exemple pratique, ici nous prenons le cas de ce que nous nommons la "modélisation contextuelle".
Le phénomène d'imbrication de la constitution d'une chaîne éditoriale et du travail éditorial sur un texte est expliqué en prenant comme cas pratique l'application de différents scénarios de transformation en fonction du format de sortie et donc de différents types d'artefacts.
Il s'agit donc de définir des règles de transformation en fonction de la sémantique de la source, du format de sortie et du modèle de données ou de représentation qui dépend de ce format.
Nous nous plaçons ici dans le cas d'une perspective multimodale, puisque les artefacts se différencient en termes de _version_ et non pas seulement de _forme_.
La modélisation contextuelle appliquée ici consiste donc à aboutir à différentes modalités éditoriales et non seulement à différents formats.

Afin de mieux comprendre ce que cette "modélisation contextuelle" signifie, le schéma de la figure ci-dessous présente les différentes étapes.

{{< figure type="figure" src="modelisation-contextuelle.png" legende="Schéma décrivant la structuration d'une chaîne utilisant le principe de modélisation contextuelle" >}}

Dans la figure ci-dessus le document source comporte des blocs de texte mais aussi un bloc spécifique sur lequel une règle de conversion particulière peut être appliquée.
La conversion est effectuée en appliquant des modèles, le pluriel correspondant aux différents formats de sortie, des mises en forme étant par ailleurs appliquées à ces modèles.
Les deux artefacts, disons web et imprimé ici, résultent donc de l'application des modèles en fonction des règles de conversion et du type d'artefact souhaité.

Plusieurs processus permettent d'implémenter ce principe de modélisation contextuelle, et si nous nous intéressons par la suite plus spécifiquement à la manière dont un générateur de site statique le met en œuvre, la TEI l'utilise pour anticiper la génération de plusieurs formats de sortie.
Par défaut la TEI est conçue pour permettre plusieurs traitements sur une source unique, mais la fonctionnalité de "processing models" (littéralement "modèles de traitement" en français) permet de préciser exactement le comportement en fonction d'un format de sortie.

{{< citation ref="tei_consortium_documentation_2023" >}}
As far as possible, the TEI defines elements and their attributes in a way which is entirely independent of their subsequent processing, since its intention is to maximize the reusability of encoded documents and their use in multiple contexts. Nevertheless, it can be very useful to specify one or more possible models for such processing, both to clarify the intentions of the encoder, and to provide default behaviours for a software engineer to implement when documents conforming to a particular TEI customization are processed. To that end, the following elements may be used to document one or more processing models for a given element.
{{< /citation >}}

Ainsi la TEI prévoit un système _contextuel_ qui prend en compte plusieurs indications, dont (parmi de nombreux paramètres) le comportement en fonction du type d'élément, la mise en forme du rendu final via l'application de classes CSS, les formats de sortie ou encore des _pseudo-éléments_ qui permettent de préciser des micro-scénarios.
Ce système peut être mis en pratique de façons diverses, TEI Simple Processing Model est par exemple un _canevas_ qui comporte plusieurs paramétrages par défaut et est relativement simple à mettre en place dans un environnement TEI {{< cite "turska_tei_2015" >}}.
Nous ne nous étendons pas sur le cas de la TEI, remarquons toutefois que ce système est puissant, et que cette puissance implique un mécanisme relativement complexe.

Un autre type d'implémentation est l'utilisation d'un _générateur de site statique_, en l'occurrence Hugo, pour à la fois convertir le format Markdown en plusieurs formats HTML, appliquer des gabarits, et organiser les fichiers obtenus.
Hugo a une place particulière parmi les centaines de _static site generators_ qui existent{{< n >}}[https://jamstack.org/generators/](https://jamstack.org/generators/){{< /n >}}, le plus souvent c'est sa rapidité à générer un site web (y compris pour plusieurs milliers de pages) qui est mise en avant, alors que sa capacité à gérer différents formats de sortie est encore plus intéressante.
Hugo est en effet pensé pour produire plusieurs formats de sortie à partir d'une source unique via des gabarits correspondant à chacun de ces formats de sortie, ce principe est augmenté avec les _shortcodes_.
Le système de _templates_ permet en effet d'attribuer une structuration et une mise en forme spécifiques pour chaque sortie.
À cette attribution s'ajoute le découpage des modèles ; ils facilitent leur gestion et prévoient des réutilisations dans différents contextes — par exemple pour deux versions HTML qui sont respectivement destinées à une publication sur le Web et à la production d'une version imprimée via les principes du _CSS print_ comme nous l'avons abordé{{< renvoi chapitre="5" section="2" >}}.
Les _shortcodes_ sont des fragments de code qui sont placés dans les fichiers de contenu — ici balisés avec Markdown — et qui appellent des modèles prédéfinis ou à définir.
Initialement les _shortcodes_ sont utilisés pour ne pas avoir à répéter des lignes de code _dans_ les fichiers de contenu, comme l'intégration d'une figure ou d'une vidéo.
Le système des _shortcodes_ est divisé en trois parties : le fichier de contenu avec les termes balisés par le _shortcode_, le _shortcode_ lui-même qui est une modélisation, et le rendu en HTML du contenu initial auquel est appliquée la transformation via le modèle.

{{< code type="code" legende="Exemple d'un document Markdown auquel est ajouté un _shortcode_ Hugo (détaillé dans la figure suivante selon plusieurs formats)" >}}
# Les fabriques d'édition : un double mouvement éditorial

Antoine Fauchié

Les technologies de l'édition, et plus particulièrement de l'édition numérique, ont beaucoup évolué depuis le début des années 2000, avec l'apparition de chaînes de publication qui s'éloignent peu à peu des outils classiques d'édition. Fabriquer une publication, et plus spécifiquement un livre, est une opportunité pour certaines structures de construire leurs propres outils d'édition et de publication. Nous présentons plusieurs initiatives d'édition, basées sur ce que nous nommons des *fabriques d'édition*, afin d'observer et d'analyser ces nouvelles façons de faire, d'éditer, comme un nouveau mouvement éditorial.

## Définition de l'édition
L'édition est entendue comme un processus constitué de trois fonctions :

- la fonction **de choix et de production** ;
- la fonction **de légitimation** ;
- la fonction **de diffusion**.

{{</* citation source="Benoît Epron et Marcello Vitali-Rosati, _L'édition à l'ère numérique_" lien="https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/20642" lang="fr" */>}}
L’édition peut être comprise comme un processus de médiation qui permet à un contenu d’exister et d’être accessible. On peut distinguer trois étapes de ce processus qui correspondent à trois fonctions différentes de l’édition : une fonction de choix et de production, une fonction de légitimation et une fonction de diffusion.
{{</* /citation */>}}
{{< /code >}}

{{< code type="code" legende="Modélisation du _shortcode_ `citation` utilisé dans la figure précédente, pour deux formats de sortie" >}}
# shortcode citation.html pour la version HTML
<figure>
  <blockquote {{ with .Get "lang" }}lang="{{ . }}">
    <p>{{ .Inner | markdownify }}</p>
  </blockquote>
  <figcaption>
	  Source : <cite>{{ with .Get "lien" }}<a href="{{ . }}">{{ .Get "source" | markdownify }}</a></cite>
  </figcaption>
</figure>

# shortcode citation.impression.html pour la version HTML paginée ensuite convertie en PDF
<figure>
  <blockquote>
    <p>{{ .Inner | markdownify }}</p>
  </blockquote>
  <figcaption>
	  {{ .Get "source" | markdownify }}, <{{.Get "lien" }}>
  </figcaption>
</figure>
{{< /code >}}

{{< code type="code" legende="Résultat pour la version HTML en lien avec les deux figures précédentes" >}}
<h1>Les fabriques d’édition : un double mouvement éditorial</h1>
<p>Antoine Fauchié</p>
<p>Les technologies de l’édition, et plus particulièrement de l’édition numérique, ont beaucoup évolué depuis le début des années 2000, avec l’apparition de chaînes de publication qui s’éloignent peu à peu des outils classiques d’édition. Fabriquer une publication, et plus spécifiquement un livre, est une opportunité pour certaines structures de construire leurs propres outils d’édition et de publication. Nous présentons plusieurs initiatives d’édition, basées sur ce que nous nommons des <em>fabriques d’édition</em>, afin d’observer et d’analyser ces nouvelles façons de faire, d’éditer, comme un nouveau mouvement éditorial.</p>
<h2>Définition de l’édition</h2>
<p>L’édition est entendue comme un processus constitué de trois fonctions :</p>
<ul>
<li>la fonction <strong>de choix et de production</strong> ;</li>
<li>la fonction <strong>de légitimation</strong> ;</li>
<li>la fonction <strong>de diffusion</strong>.</li>
</ul>
<figure>
<blockquote lang="fr">
<p>L’édition peut être comprise comme un processus de médiation qui permet à un contenu d’exister et d’être accessible. On peut distinguer trois étapes de ce processus qui correspondent à trois fonctions différentes de l’édition : une fonction de choix et de production, une fonction de légitimation et une fonction de diffusion.</p>
</blockquote>
<figcaption>
Source : <cite><a href="https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/20642">Benoît Epron et Marcello Vitali-Rosati, <em>L’édition à l’ère numérique</em></a></cite>
</figcaption>
</figure>
{{< /code >}}

L'exemple ci-dessus est relativement simple, il s'agit de définir un balisage spécifique pour une version HTML pour le Web, et un autre pour une version HTML qui est ensuite convertie au format PDF.
Dans le premier cas il est nécessaire de disposer d'un balisage sémantique riche en raison de l'exposition du format numérique, notamment avec l'identification de l'œuvre avec l'élément `<cite>`, mais aussi en définissant la langue de la citation elle-même.
Dans le second cas ces précisions sémantiques ne sont pas nécessaires, puisqu'elles n'apparaîtront pas sur le document imprimé final.
Il s'agit donc de deux scénarios pour deux formats de sortie, mais la source est toujours la même.

{{< figure type="figure" src="modelisation-contextuelle-hugo.png" legende="Schéma présentant l'application du principe de modélisation contextuelle avec Hugo chargé de la conversion" >}}

Contrairement au schéma générique présenté plus haut, celui-ci souligne que l'opération de conversion, ici réalisée par Hugo, est en capacité de déterminer quel modèle général appliquer et quel _shortcode_ appeler en fonction du format de sortie.
Un fichier de configuration permet de déclarer les formats de sortie et donc de faire correspondre les différents modèles, ce qui explique le nom de fichier `citation.html` pour le format _par défaut_, et `citation.impression.html` pour le format _imprimable_ qui peut être déclaré comme ceci :

{{< code type="code" legende="Extrait d'une configuration Hugo au format TOML concernant les formats de sortie" >}}
[outputs]
  page = ["HTML", "impression"]

[outputFormats]
  [outputFormats.impression]
    mediaType = "text/html"
		rel = "impression"
		basename = "impression"
{{< /code >}}

Ainsi toutes les pages sont générées dans deux formats, et pour chaque format le _shortcode_ correspondant est appelé, en plus des modèles plus généraux de page.
Ce mécanisme, relativement simple, permet de disposer d'une modélisation contextuelle tout en facilitant la rédaction des contenus avec quelques éléments supplémentaires.
Nous qualifions cette modélisation de _contextuelle_ car elle dépend d'un contexte et en l'occurrence du format de sortie, cette modélisation est implémentée ou appliquée via une scénarisation qui correspond à la définition des règles d'attribution.

Dans l'exemple ci-dessus et dans une perspective éditoriale — et non _auctoriale_ — le travail sur le texte se fait conjointement à celui de la définition de ces _shortcodes_.
Au fur et à mesure que des besoins sont identifiés ou pris en compte dans le travail d'édition — type de bloc de texte, format de sortie particulier —, les modèles sont adaptés, y compris les _shortcodes_.
Cet exercice de _templating_, littéralement de _modélisation_, est ainsi partie prenant de l'acte éditorial.
Il définit le comportement du texte, son _édition_.

{{< definition type="definition" intitule="Modélisation contextuelle" id="modelisation-contextuelle" >}}
Nous définissons la modélisation contextuelle comme une scénarisation d'éléments textuels au sein d'une chaîne d'édition multimodale.
La structure de ces éléments et la mise en forme correspondante sont définies via autant de fragments de gabarits qu'il y a de types d'artefacts produits.
En plus de baliser des suites de caractères, il est possible d'ajouter des paramètres pour enrichir les données ou préciser les règles de conversion ou de transformation.
La définition de cette modélisation s'inscrit donc d'abord dans une perspective d'édition sémantique, où le sens est exprimé avant l'application d'un rendu graphique.
La fonctionnalité de _processing models_ en TEI ou l'usage des _shortcodes_ avec le programme Hugo sont des implémentations de cette modélisation contextuelle.
{{< /definition >}}

Éditer des fabriques, fabriquer des éditions, la formalisation du concept de _fabrique_ et l'analyse du phénomène de _fabrique d'édition_ se prolongent dans une étude de cas de deux projets, dans la continuité de l'usage d'un générateur de site statique et de cette question de la modélisation contextuelle.
Cette étude de cas a aussi comme objectif d'épuiser cette idée et d'apporter un regard critique sur ces limites.