~antoinentl/t

t/content/p/06/06-02.md -rw-r--r-- 9.0 KiB
e146a504antoinentl edit: versionnement des fichiers PDF a month ago
                                                                                
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
15
16
17
18
19
20
21
22
23
24
25
26
27
28
29
30
31
32
33
34
35
36
37
38
39
40
41
42
43
44
45
46
47
48
49
50
51
52
53
54
55
56
57
58
59
60
61
62
63
64
---
title: "Perspectives radicales"
chapitre: 6
section: 2
bibfile: "data/06.json"
_build:
  list: always
  publishResources: true
  render: never
---

Pour à la fois clore ce texte et prolonger ce travail de conceptualisation, d'analyse et d'expérimentation, nous ouvrons trois perspectives politiques autour de trois thématiques : la place des interfaces textuelles dans les pratiques d'édition et leur rôle émancipateur ; la prise en compte des contextes d'usage des techniques avec le concept de _minimal computing_ ; le _permacomputing_ ou la soutenabilité des modèles techniques dans un contexte de limitation des ressources.
Ces trois dimensions émanent de la _fabrique_, et de sa propension à nous amener à interroger nos cadres de pensée, et les dispositions sociales et politiques dans lesquelles nous nous trouvons.
Les humanités numériques jouent ici un rôle prépondérant, elles nous permettent de construire une méthodologie critique et de disposer d'outils et de communautés pour adresser ces questions et disséminer des expériences.

Les différentes expérimentations présentées dans cette thèse ont en commun de reposer sur des modes d'écriture et d'édition _textuels_, plutôt que sur des interfaces (utilisateur) graphiques.
Ces dernières se révèlent bien souvent, comme nous l'avons vu dans le dernier chapitre{{< renvoi chapitre="5" section="2" >}}, des outillages hostiles au sens.
Les _fabriques d'édition_ — engageant nécessairement la constitution d'une littératie — émergent dans des environnements ouverts et conviviaux dont le format texte et les interfaces textuelles sont probablement des éléments centraux.
Il ne s'agit pas de promouvoir une culture du code mais plutôt d'envisager une réappropriation des mécanismes techniques de nos environnements — forcément _numériques_.
_Remonter_ la chaîne logicielle, dans le cas de pratiques d'édition, ouvre des perspectives d'apprentissage, comme cela a pu être le cas dans le cheminement de cette thèse et le cadre d'expérimentation de la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques.
Il n'est plus question de concevoir des _solutions_, qui prennent souvent la forme de _logiciels_, mais de permettre des mouvements doubles d'acquisition et de fabrication.
Cela constitue à la fois une perspective — le développement de pratiques d'édition _textuelles_ — et un terrain d'études — les usages sont variés — pour des recherches qui prolongeraient celle qui se conclut ici.

Le concept de _minimal computing_ est développé au sein de la communauté des humanités numériques autour de l'enjeu de l'accès et de l'usage des technologies numériques dans des _localités_ où les ressources (machines, connexions, électricité) sont contraintes voire limitées {{< cite "gil_user_2015" >}}.
Longuement présenté dans un article de Roopika Risam et Alex Gil, ce concept — que nous avons évoqué dans le troisième chapitre{{< renvoi chapitre="3" section="4" >}} — met en perspective des choix techniques qui sont établis souvent et d'abord dans des situations _favorisées_.
Il est nécessaire de confronter les conditions de conception de ces modélisations — parfois éloignées de leur possibilité d'usage — à des principes d'accessibilité plus forts.

{{< citation ref="risam_introduction_2022" >}}
Despite critiques, which can and should continue to be addressed through our collective work, the two of us still see minimal computing as a space wherein we can explore forms of computation that do not depend on expensive infrastructures and the harmful practices of the centers of capital accumulation in the 21st century.
{{< /citation >}}

Plusieurs projets ont accompagné l'élaboration de ce concept, dont la chaîne d'édition Ed{{< n >}}[https://minicomp.github.io/ed/documentation/](https://minicomp.github.io/ed/documentation/){{< /n >}} est un exemple emblématique : il s'agit de l'utilisation d'un générateur de site statique (Jekyll) pour fabriquer des publications numériques.
Plutôt que de recourir à des systèmes de publication puissants mais néanmoins complexes (des dispositifs comme Omeka(S) ou XML-TEI), certains projets d'édition sont envisagés autour de programmes ou de logiciels de plus bas niveau ou disposant d'un minimum de fonctionnalités.
Tout dispositif technique est situé.
Le numéro spécial de _Digital Humanities Quarterly_ dédié à cette question réunit d'autres initiatives très diverses qui partagent les mêmes principes.
Citons également la revue académique _Pop!_, qui place au centre les interactions humaines plutôt que les relevés métriques {{< cite "maxwell_pop_2022" >}}.
De plus en plus d'expérimentations partagent des principes similaires — sans pour autant s'en réclamer — dans le champ plus spécifique de l'édition et de la fabrication d'artefacts paginés.
Le collectif PrePostPrint{{< n >}}[https://prepostprint.org](https://prepostprint.org){{< /n >}} constitue par exemple un terrain d'expérimentation autour de ces enjeux politiques et techniques, ses membres construisant leurs propres outils, et concevant des dispositifs alternatifs — des alternatives aux logiciels privateurs et énergivores, mais pas forcément des _solutions_.
Plus qu'une invitation à limiter les ressources, il s'agit de critiquer les modes d'édition en tant qu'ils se fondent dans des environnements spécifiques, divers, pluriels.
C'est une forme d'inclusivité que nous devons toujours questionner et établir.

Le _permacomputing_ se situe dans le prolongement de ces enjeux.
Ce néologisme définit une approche plus qu'un concept — que nous avons évoqué dans le dernier chapitre{{< renvoi chapitre="5" section="5" >}} —, né du double constat que la culture informatique se caractérise par une tendance forte au gaspillage des dispositifs matériels (machines, composants, câbles, etc.), et que les ressources générales permettant leur maintien ou leur renouvellement s'épuisent.
Dit autrement, dans un contexte d'urgence climatique il semble opportun de repenser notre empreinte numérique, notamment en utilisant des appareils déjà existants ou en privilégiant la réparation.
Ce sont les constats formulés par Ville-Matias Heikkilä dans un texte {{< cite "heikkila_permacomputing_2020" >}} qui crée rapidement un engouement.
Des communautés se rassemblent autour de ces questions{{< n >}}[https://permacomputing.net](https://permacomputing.net){{< /n >}}, le cadre des réflexions suscitées dépassant les enjeux d'implémentation technique, notamment autour de principes comme l'éthique, la résilience, le partage, la décentralisation ou la diversité.
Adopter les principes du _permacomputing_ n'est pas tant une adaptation de nos habitus numériques qu'une reconfiguration de nos modes de vie, comme le duo Hundred Rabbits l'expérimente depuis quelques années{{< renvoi chapitre="1" section="3" >}}.

{{< citation ref="mansoux_permacomputing_2023" page="3" >}}
So when we talk about permacomputing aesthetics, it is not just about technical implementation, or about countering a broken maximalism with an exact opposite, such as an equally broken minimalism. It is about reimagining, dreaming, and experimenting with alternative ways of engaging with computer and network technology.
{{< /citation >}}

Plusieurs expérimentations sont développées en prenant appui sur les principes du _permacomputing_, plurielles et protéiformes, comme des systèmes d'exploitation conçus pour des machines très peu puissantes, le développement de compilateurs bas niveau pour la création d'outils divers ou pour des pratiques artistiques, ou encore des systèmes de production d'énergie autonome.
En se distinguant du mouvement dit _low-tech_ {{< cite "mateus_perspectives_2023" >}}, notamment sur le refus des concessions et le rejet des autorités étatiques ou capitalistes, il le rejoint sur les dimensions de reconfiguration ou de partage.
Il s'agit de repenser la façon dont nous créons et développons nos outils numériques, les machines étant, dans ce contexte, considérées comme des modèles de computation aux capacités désormais finies.
Le _permacomputing_ invite à une radicalité, au sens d'un choix total ou complet et non d'un retour aux sources.
Dans ce cadre la _fabrique_ peut être un dispositif d'émergence, un lieu où la technique est questionnée et construite.
Ce positionnement politique nous engage dans une écologie des modélisations épistémologiques.

Nous sommes aujourd'hui dans l'ardente obligation d'envisager l'émergence de _fabriques_ dans des contextes environnementaux, politiques, économiques et culturels parfois passifs ou réfractaires.
Littérature et livres montreraient encore une fois la voie, à l'image de Johannes Gutenberg au quinzième siècle ou d'Alde Manuce au seizième siècle.
Les pionniers d'aujourd'hui sont les défricheurs d'un espace nouveau qui est critique, écologique, sobre et convivial.
Loin d'être un projet utopique, il s'agit de (dé)construire un numérique, ensemble, en fabriquant des éditions et en éditant des fabriques.